Romain Thiery a photographié 130 pianos abandonnés en Europe et aux États-Unis. 2022 est son année : une récompense aux New York Photography Awards, un reportage sur M6, un livre, une exposition à Images Singulières à Sète. Virginie Bardou l’a rencontré dans sa nouvelle galerie à Pézenas.
On arrive dans l’atelier de Romain Thiery en se faufilant dans les petites rues du centre historique de Pézenas. Avant d’entrer dans cette cour ombragée, il faut monter une rue un peu en pente. “Au moins, ceux qui viennent me voir sont des gens vraiment intéressés”, plaisante-t-il en m’accueillant. Le lieu, une vieille bâtisse en pierre, a été rénové, l’intérieur de la première pièce peint en bleu outremer. Ce qui produit un heureux contraste avec les photographies des pianos, très claires, dont se dégagent une lumière de cathédrale.
Le choix de Pézenas
“Pourquoi Pézenas ?” La question brûle les lèvres. Pourquoi ce photographe né en 1988 à Bergerac, aujourd’hui reconnu à l’international, a choisi Pézenas pour ouvrir sa galerie ? “Tout simplement parce que c’est une ville que j’apprécie. Pézenas a un fort potentiel touristique, c’est une ville qui mise beaucoup sur son histoire, l’art et le patrimoine. Tout ce qu’on retrouve dans mon travail. Je suis très content d’être là, au cœur du centre historique. La vieille pierre, c’est mon élément.”
Romain Thiery a tenu une galerie dans le centre de Montpellier dans un atelier partagé mais la tentative a tourné court : “dans l’Écusson, la clientèle est majoritairement étudiante, elle n’a pas les moyens de s’offrir une photo à 300 € * .” Comme beaucoup d’artistes qui débutent dans le département, il hésitait entre Sète et Pézenas. La hauteur des loyers commerciaux à Sète l’a décidé.
Il me raconte avoir rencontré beaucoup d’adhésion à son travail de la part du service culturel de la mairie. “La mairie m’a aussi beaucoup aidé à m’installer, à trouver un lieu. D’abord dans la rue Conti (il évoque une première galerie ouverte à l’aube du Covid, en 2020) puis là, dans la rue du Four de la Ville.” Et puis, même si la vie de la ville est calquée sur la saison estivale, la pratique touristique est plus lente que dans d’autres lieux à la fréquentation massive : “ici on flâne, on prend vraiment son temps.”
Le piano à 5 ans
Romain Thiery a appris à jouer du piano à partir de cinq ans, et à partir de là, il a suivi des cours durant quinze ans. Plus tard, à l’adolescence, il s’est épris de photographie. De l’importance de créer ses propres images, son propre imaginaire, tout ça. Quand je lui demande ce qui a marqué son apprentissage, Romain évoque sa mère, photographe amateure elle aussi. Mais la véritable école, c’est l’Inde, son agitation, ses couleurs, un véritable révélateur. “Je savais que je voulais faire de la photo mais c’est là-bas que j’ai réalisé que j’y prenais vraiment du plaisir.” Malheureusement, il ne reste rien de ce long voyage d’un an en Asie, rien que des souvenirs. Une semaine avant le retour, sa chambre d’hôtel est cambriolée. “J’avais oublié de fermer à clé.” Tout son matériel a été volé, toutes les photos étaient sur l’ordinateur. C’était en 2007, les drives n’existaient pas encore. Plus de quinze ans après, l’amertume est toujours là, la gorge serrée.
Le déclic en Dordogne
C’est en 2008 qu’il trouve, un peu par hasard, comment allier ses deux passions, la photographie et le piano. Ça commence par un projet de référencement du patrimoine en Dordogne, sa région natale, un projet de sa mère, qu’il accompagne dans cette mission. Il raconte la découverte d’une maison bourgeoise, entourée de végétation luxuriante, à deux pas de chez lui. Ébahis par la beauté du lieu et surtout stupéfaits de voir la porte grande ouverte, mère et fils entrent à pas de velours. La maison est vide, mais en mauvais état. Romain Thiery ne s’attend pas à trouver grand-chose. Derrière une porte gonflée par l’humidité, enfoncée d’un bon coup de pied : un magnifique piano Pleyel. Incongru, soumis à l’usure du temps, il signale un certain goût des habitants pour l’art.
Le boost des réseaux sociaux
C’est le début d’une formule qui lui est propre, de photos prises au grand angle. Une photographie esthétisante, léchée et un brin romantique, d’intérieurs de belles maisons et autres palais. L’histoire est belle “mais je n’ai rien inventé. Je n’ai rien fait de particulier pour arriver là où je suis aujourd’hui. Tout s’est fait naturellement.” Il suscite un premier intérêt sur Flickr, “le premier réseau social photo de l’époque, avant Instagram”. Facebook et Instagram ont beaucoup aidé aussi, “même si je ne les aime pas beaucoup”. Enfin, entre 2017 et 2019, il est repéré par des magazines spécialisés comme “L’Œil de la photographie”. Son travail artistique a ensuite été présenté dans des magazines tels que “El Pais”, “Der Spiegel”, “The Guardian”, “LonelyPlanet”, “Cultura Inquieta”, “Point de Vue”…
Au début, c’est l’aspect esthétique qui prime. Ensuite, l’envie de livrer un témoignage prend le dessus, le désir de montrer ces bâtiments grandioses avant qu’ils ne soient rasés, d’en laisser une trace. Et la recette fonctionne à merveille, ça fait quinze ans qu’il parcourt l’Europe à la recherche de ces instruments abandonnés, presque quatre que son travail a été repéré par les magazines spécialisés les plus prescripteurs. “J’en ai photographié 130. Et il y a deux jours, j’en ai encore trouvé deux autour de Tarbes.”
Un travail aujourd’hui reconnu, sous le nom de “Requiem pour pianos”, dans toute l’Europe (rien à voir avec “Requiem for a Dream”, n’y pensez même pas). Le requiem est une messe célébrée par l’Église catholique pour des funérailles ou des cérémonies de souvenir. Une forme privilégiée par les compositeurs : Haydn, Mozart évidemment, Schumann ou encore Saint-Saëns. L’art de Romain Thiery leur rend hommage, “même si je parle d’abandon ou de tristesse plutôt que de mort”.
Réhabiliter le roi des instruments
“Quand j’ai commencé vers l’âge de 20 ans, je ne comprenais pas ce qui poussait les gens à abandonner leurs pianos. En tant que musicien, c’était impensable !” L’instrument a mal passé les siècles. Il s’est désacralisé. “Il y a cent as, c’était plus qu’un instrument : un objet de représentation sociale. Quand on avait un piano, ça voulait dire qu’on était de bonne famille, des gens éduqués. On mettait les filles au piano très jeunes, et pour les repas du dimanche, il y avait toujours un ami de la famille pour venir jouer.” Aujourd’hui, c’est un poids dans un héritage. Il faut du temps, de l’énergie et de l’argent, autant pour s’en débarrasser que pour le garder : “même si on décide de le conserver, faire raccorder un piano qui n’a pas servi depuis vingt, trente ans, c’est très onéreux !”
Les photographies sont magnétiques, elles touchent. “Certains n’y croient pas, il pensent que c’est une mise en scène, que j’ai moi-même amené ces pianos.” On reparle de la première photo, le piano de 2008 (photo ci-dessus) en Dordogne. La pièce est vide, la tapisserie tombe en lambeaux, les carreaux sont cassés. “Même la cheminée a été pillée, et pourtant il est toujours là, majestueux.” Romain Thiery me montre une autre photo, un piano qui trône au milieu d’une rotonde. L’âme du lieu est toujours sensible, on sent qu’elle était habitée par des gens de goût. Dans cette maison à colonnades, le piano est entouré de gravats. Tout s’effondre autour, “et pourtant, on a le sentiment que le bâtiment pourrait tomber avant lui”.
Romain Thiery a des pistes d’analyse sur l’attraction particulière de sa série, désormais mondialement connue. “Les gens sentent qu’il y a une histoire. Quelque chose les touche à cet endroit-là. Ensuite, le piano met tout le monde d’accord. Pour beaucoup d’entre nous, pour moi, c’est le roi des instruments.” Il évoque l’engouement, de même nature, des pianos dans les gares, leur étrange pouvoir apaisant.
L’American dream
En novembre 2021, le photographe est enfin parti aux États-Unis. Un projet qui se préparait depuis quatre ans, entre prises de contact et recherches sur Internet, malheureusement retardé par la pandémie. Sur place, “une émotion nouvelle et une expérience incroyable”. De New York au New Jersey en passant par le Connecticut et la Pennsylvanie, il a visité une vingtaine de lieux et photographié neuf pianos (photo ci-dessous). Avec, dans ces maisons victoriennes, hôtels, anciens pensionnats et théâtre, la vive impression que l’American dream “retournait à la poussière”. Les bâtisses sont pour une bonne partie en bois, et particulièrement désaffectées. Le vandalisme mais aussi les tempêtes, assez fréquentes sur la côte Est, les ont quasi détruites. Sans entretien, la dégradation est souvent plus rapide que ce que l’on imagine. Souvent situés dans les campagnes, touchées par l’exode rural. Derrière les pianos, monuments trop lourds pour être emportés, il y a aussi, en substance, la fuite, la quête d’un avenir meilleur, et, plus récente, la désertion des quartiers de la classe moyenne après la crise des subprimes.
Des toitures trouées depuis Google Earth
Je lui demande comment il fait pour trouver ces lieux abandonnés. “C’est une question difficile. Quand j’ai commencé, je cherchais sur Google Earth. Ça me sert toujours.” J’avais déjà vu une réponse similaire pour la même question posée à un compte d’Urbex (exploration urbaine, ndlr) sur TikTok. Pause : qu’est-ce que l’Urbex ? “Ce terme est l’abréviation d’exploration urbaine documentée par la photo ou la vidéo, une activité qui a pris beaucoup d’importance ces dernières années en France, mais aussi dans le reste du monde”, explique Beware, un magazine collaboratif en ligne de photographie, mode et graphisme. Monter tout en haut d’un immeuble, visiter un hôpital abandonné ou s’aventurer dans des lieux interdits ou difficile d’accès : voilà ce que peut faire une personne qui pratique cette activité.
Présentée sur le ton de la blague, je n’avais pas cru que Google Earth ou Google Maps pouvaient vraiment être des outils de recherche utiles. “Pourtant si. Grâce à la vue satellite, on peut voir les toitures qui sont trouées. Ça veut dire que c’est abandonné, alors on peut y aller.” Romain Thiery repère aussi les portails rouillés, la pierre ou la brique caractéristiques des lieux bourgeois qui l’intéressent. Forcément, la méthode est très chronophage. Sinon, il y a des lieux à la mode, des adresses que s’échangent les gens qui font de l’Urbex. Ce sont des lieux qui attirent la foule : “ce qui fait qu’on peut se retrouver dans un palais ou une rotonde abandonnés avec quarante photographes. Ça m’est déjà arrivé.”
On échange un peu sur l’Urbex, cette tendance datant des premières heures de Facebook qui revient à la mode ces dernières années. Une pratique qui lui colle à la peau malgré lui. “C’est un milieu avec lequel je ne veux pas être associé. Ce n’est pas ce que je fais, je ne fais pas d’exploration urbaine.” Ce qui l’intéresse, ce sont les maisons de maîtres, les châteaux, les hôtels particuliers. Aux États-Unis, ce sont des théâtres, des maisons victoriennes en bois qu’il a photographiés, pas des usines, pas des centres commerciaux. Ce qu’il déplore dans cette communauté, c’est le côté sensationnel des vidéos, “postées pour faire le buzz sur YouTube”, qui génère beaucoup de pillage, de vandalisme. Au début, il donnait volontiers ses adresses à des jeunes qui débutaient comme lui. Aujourd’hui, il est beaucoup plus scrupuleux, confesse-t-il, il fait beaucoup plus attention à la demande, la façon dont elle est amenée, pour éviter ces dérives.
Enfin, il y a la notoriété. Les gens lui donnent volontiers des adresses qu’ils connaissent, parfois pas très précises. “Après le reportage sur M6 de la fin du mois de mai, dix personnes m’ont contacté pour me dire qu’elles connaissaient des lieux abandonnés avec des pianos.”
Venez découvrir ce photographe au Réservoir, jusqu’au 26 juin dans le cadre du festival “Images singulières”. Dans cette exposition immersive, on pourra également entendre des enregistrements des pianos photographiés. Après cette date, on pourra voir l’exposition au Palais épiscopal à Béziers. Il signe également avec les éditions Odyssée un beau livre de 224 pages, “à la manière d’un carnet de voyage ou de croquis avec des cartes, des textes, des partitions de musiques”.
* Il y a 5 tailles différentes du 60cm de long jusqu’au 225 cm de long. Toutes les œuvres sont en éditions limitées certifiées avec numéro d’identification unique et signées. Les tarifs sont de 500 euros à 3500 euros en fonction des tailles.
Pour plus de photos, visiter le site ici ou la page Facebook du photographe là. Pour précommander le livre, cliquer ici (sortie officielle au mois de juin).
L’exposition du Réservoir à Sète : ouverture du mercredi au dimanche, 10h-13h et 14h30-19h. Le Réservoir, 45-46 quai du Bosc, 34301 Sète. Jusqu’au 26 juin.
Sinon rendez-vous à l’atelier au 6, rue du Four de la Ville, à Pézenas, ouvert les après-midis du mercredi au samedi.
Portrait crédit Progrès /Jean DEVROE