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Nanda Gonzague, photographe des invisibles

Les habitants de Degroot à Dunkerque ont choisi le photographe montpelliérain Nanda Gonzague pour immortaliser leur quartier voué à la destruction. Cette touchante histoire, devenue un livre, Nanda Gonzague, la raconte à LOKKO.

Sous mes yeux, “Un quartier français”, regroupant des photos du photographe montpelliérain, Nanda Gonzague, ainsi que de nombreux textes.

L’objet est beau, mais le sujet l’est encore plus. Avant de me perdre dans les images du photographe, jamais je n’avais entendu parler du quartier populaire de Degroote, et encore moins de sa destruction. Car cette année, les bulldozers sont arrivés, et les murs ont commencé à s’effondrer. Ce livre est la trace de l’ultime geste de révolte des habitants du quartier.

“Il s’est mis à pleuvoir dans les appartements”

Inauguré en 1975, Degroote est un quartier historique de la ville de Dunkerque. 100% HLM, il accueille des travailleurs, ouvriers du port de Dunkerque, des artisans et également les premiers boat-people (les réfugiés vietnamiens fuyant leur gouvernent communiste) et de nombreux immigrés. Une construction qui relève d’une architecture sociale des années 70 : les immeubles ne dépassent pas les quatre étages,  on y trouve de grands espaces verts, des terrasses, et de grandes fenêtres hexagonales, signature stylistique de Claude Guislain fondateur de l’agence GGK qui a réalisé de nombreuses opérations d’habitat individuel et collectif dans le nord de la France, à partir d’un travail de « pédagogie urbaine » auprès des élus et des habitants.

Mais dès 1978, les premiers signes de malfaçon apparaissent. “À Dunkerque il pleut 280 jours par an, explique Nanda Gonzague. Lors de la construction, le bailleur a racheté pour pas cher un lot de revêtement extérieur qui était prévu pour un lotissement à Casablanca… Du coup, il s’est mis à pleuvoir dans les appartements.”

L’humidité s’infiltre, dégrade les logements. Malgré le projet de rénovation du quartier, voté en 1992, rien ne stoppe l’hémorragie. Le quartier se désagrège tandis que ses habitants s’y attachent.

En 2019, la décision de l’ANRU (Agence nationale de Renouvellement urbain) est prise de raser Degroote. Les habitants devront être relogés. On veut construire à la place des résidences privées. Un exemple parlant de la gentrification des quartiers français. 

Mais après cinquante ans passés à Degroote, ses habitants ne veulent pas se résoudre à laisser disparaître leur quartier dans la poussière des pelleteuses et des statistiques. Un “Conseil citoyen” voit le jour. Il entre en contact avec Patrick Le Bellec, chargé de mission pour la culture de la ville de Dunkerque. Une intention se précise. Si les habitants de Degroote parviennent à trouver des financements, Patrick Le Bellec se propose de les aider à trouver des artistes qui pourront tenter d’immortaliser le quartier. 25 000 euros sont réunis, incluant la rémunération du photographe, l’exposition et même le projet de livre. “Même les institutions peinent souvent à déployer de telles sommes. En général, quand on a une bourse de la DRAC (ndlr, Ministère de la culture en région), c’est 5 000 ou 8 000 euros, et une bourse du CNAP (Centre national des arts plastiques), c’est entre 5 000 ou 10 000 €.”

Les habitants relèvent le défi avec une détermination qui force le respect. Des financements sont trouvés, auprès notamment des grandes entreprises du coin dans lesquelles ils ont travaillé durant vingt ans, principalement sur le port de Dunkerque. 

Parmi tous les profils proposés par Patrick Le Bellec, celui de Nanda Gonzague retient l’attention. “C’est sans doute parce que j’avais travaillé à Dunkerque durant mon projet sur l’amiante, argumente ce dernier. Ça les avait touchés, ils appréciaient ma démarche, mon travail et ma considération pour les sujets que je photographie.”

Nanda Gonzague (4ème en partant de la gauche) est ce que l’on peut appeler un “photographe humaniste”. Passionné de sujets sociaux, il est déterminé à donner une voix aux “invisibles de la société”. La photographie montpelliéraine lui doit beaucoup : il a co-fondé le Collectif Transit, en 2002 qui soutient les talents émergents. Il le quitte en 2015 afin de pouvoir se consacrer à son travail personnel en “documentant les sursauts des sociétés”. Des livres sont publiés : “Vivre en Sevesie” (sur les rejets polluants d’Arcelor Mittal à Fos-sur-Mer), “Hayastan” sur l’Arménie, “Ethiopia Lost in transition” (sur l’Étiophie) et “Une Histoire Française de l’Amiante”. Il collabore aussi régulièrement avec la presse nationale et internationale : « Le Monde », « Libération », « La Croix », « The New York Times », « Time », « Geo », « L’Equipe Magazine ». On lui doit de très beaux reportages pour « La Croix » sur la Lozère.

Le photographe semble avoir été particulièrement marqué par ce projet artistique. Parmi les nombreux qu’il a mené, en voici un qui sort de l’ordinaire : “C’est à eux (aux habitants) que je rends le boulot, explique Nanda. Ce sont eux mes commanditaires, pas un responsable de musée qui aurait ses petites exigences. Ici, l’enjeu politique est détaché de toute revendication électoraliste… J’ai totale carte blanche. C’était un cas d’école, la preuve que des habitants peuvent se servir de la culture pour produire de manière indépendante et pertinente un propos et une matière artistique échappant à tous calculs…

De 2019 à 2021, Nanda Gonzague photographie le quartier et ses habitants. Il agit dans le cadre d’une résidence artistique dans le château Coquelle, maison de maître devenue centre culturel associatif et partenaire du projet, où le photographe réside tous les trois mois durant une quinzaine de jours. Il aurait aimé vivre en immersion, chez les habitants, mais ceux-ci doivent faire leurs valises…

Souvent tournés vers la lumière, les habitants de Degroote sont montrés dans leur stricte vérité : des visages parfois abîmés par la vie, des vies escamotées mais dignes. Ils se déguisent souvent pour mettre une forme de distance avec la déchirure du départ, se livrent et ouvrent leurs portes à un artiste qui ne cherche ni le pathos ni surjoue l’empathie, se trouve à une très juste distance. 

Ils ont pleuré lors du vernissage

Les photos sont tout d’abord exposées dans la galerie et dans le parc du château Coquelle. Lorsque le quartier se vide et que les pelleteuses arrivent, de très grands formats en taille réelle des clichés sont affichés sur les façades des bâtiments (photo ci-dessus). “Au moment où ils ont vidé les bâtiments, nous les avons ré-habillés, ré-habités. C’était un peu comme si on avait fait des trous dans les bâtiments et qu’on pouvait voir à l’intérieur par qui ils avaient été habités.”

J’ai le sentiment d’un travail vraiment accompli, de quelque chose qui s’est fait de manière juste, sans stigmatisation, pas à pas, avec un grand respect, confie Nanda à LOKKO. Les habitants sont fiers du travail fait et du livre. J’ai eu des retours vraiment très touchants. Ça leur a permis de se voir en miroir et de ne pas être juste les habitants de ce quartier à la réputation pourrie de Dunkerque dont on parle aux infos locales. Là, on pouvait les voir dans leur grâce, dans l’ordinaire. Lors du vernissage de l’exposition, ils étaient nombreux à pleurer. Ce qui se passe actuellement à Degroote (le premier coup de godet du projet de rénovation a été donné il y a une quinzaine de jours), se passe dans 480 quartiers en France. Ça concerne 2 millions et demi d’habitants.”

LES HABITANTS DE DEGROOT

La présidente Amina

Il est important de souligner à quel point les habitants de Degroote, et plus précisément les membres du Conseil citoyen ont été déterminants dans ce projet. Au premier rang, sa présidente Amina Soulé. On peut la voir en compagnie de ses deux enfants dans les premières pages du livre. Malgache, elle est arrivée en 1982 dans le quartier dont elle s’est éprise. Elle est femme de ménage au FRAC (le Fonds régional d’art contemporain de Dunkerque).

Ryan en Dark Vador

 “Ah le petit Ryan. Il était sur la grande place centrale du quartier, un grand parc à la vue de tous permettant aux enfants de jouer tranquillement. Degroote était un quartier magnifiquement bien pensé pour ses habitants. Les gens s’y sentaient bien. En juillet 2019, je photographie les jeunes autour de moi et cette photo est restée. En deux ans j’en ai fait un paquet ! J’en ai sélectionnées 72 pour le livre, une trentaine sont montrées dans l’exposition sur peut-être 6 000 photos en tout ! Pour moi le petit Ryan est symbolique de cet amour du déguisement qu’ont les gens du nord.”

La fille de Christelle et son chat

C’est l’un des premiers déménagements que j’ai photographié. C’était la fille de Christelle, photographiée en juillet 2019, tenant son chat en cage. Sur cette photo, on sent que c’est le début de la fin, que l’on se tourne vers un ailleurs…

Alexandre et son chapeau à plumes

 “J’adore cette photo avec Alexandre qui déménageait. Il n’avait plus de place dans ses cartons alors il a tout simplement mis ce chapeau à plumes sur sa tête.

Aurélie en cow-boy

 “Aurélie, je l’ai photographiée chez elle. Elle n’était pas dans un très bon jour alors elle avait mis ce chapeau rose de cow-boy sur sa tête pour s’égayer un peu. Quand ça ne va pas trop, elle se colore. Elle est mère de famille mais elle a une chambre de vraie ado !

Les coussins de Léana et Yana

Je prenais des photos lorsque j’ai vu ces deux petiotes avec des coussins dans les bras. Elles devaient en apporter chez leur tante qui recevait et qui n’en avait pas assez. J’aime beaucoup cette photo, cette innocence, cette pureté dans un quartier surnommé “Chicago” à cause des problèmes de drogues ou de violence. Cette photo montre un autre aspect de Degroote, une confiance de ses habitants, un peu de grâce dans l’ordinaire.”

“Un quartier français”, Nanda Gonzague, textes d’Antoine Tricot, Paul Leroux et Christiane Vollaire édité chez Créaphis, 25 €. Prochain projet de Nanda Gonzague : l’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile en milieu rural.

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