Suzanne Ballivet, une grande artiste dans l’ombre de Dubout

Albert Dubout disait d’elle qu’elle était “la véritable artiste du couple”. Même à Montpellier, où elle a été la compagne de Camille Descossy, directeur des Beaux-Arts, puis de Albert Dubout, le mythique caricaturiste des vacanciers de Palavas, la Montpelliéraine Suzanne Ballivet (1904-1985) est restée une inconnue. Illustratrice-vedette du Paris des années 1940, réputée pour ses dessins érotiques, cette femme de caractère a été effacée par l’histoire de l’art. LOKKO publie des photos jamais vues et quelques dessins confiés par son fils Michel Descossy.

Cet article a été publié voici 2 ans sur LOKKO grâce à la collaboration de Michel Descossy, fils de Suzanne Ballivet à qui Laurent Mallet a rendu visite, chez lui, un peu avant sa disparition en mai 2019. Nous le republions à l’occasion de l’exposition “Suzanne Ballivet – Songes & Littérature” qui démarre le 6 juillet à l’espace Dominique Bagouet à Montpellier. 

Suzanne Ballivet fait partie de ces gens d’exception que la chronique contemporaine semble avoir oubliés. Ses dessins se retrouvent en bonne place dans “les cabinets de curiosité” des collectionneurs, des reproductions plus ou moins de bonne qualité pullulent sur internet mais son nom est très largement ignoré. Pire encore, pour certains elle n’a jamais existé. Son nom ne serait qu’un avatar d’une autre artiste, Mariette Lydis (ici, en 1970).

Même à Montpellier, ville qui aime pourtant s’enorgueillir des femmes qui ont fait son histoire et sa réputation, aucune rétrospective sur son oeuvre, aucun travail universitaire. Suzanne Ballivet est tombée dans l’oubli, son coup de crayon est confiné dans les limbes de l’histoire de l’art, cette grande oublieuse. Certains se souviennent tout de même des illustrations des éditions de poche des romans de Marcel Pagnol, d’autres que Suzanne Ballivet était la femme d’Albert Dubout, qui deviendra le célébrissime dessinateur des vacanciers de Palavas. D’autres encore, mieux renseignés, qu’elle a également été l’épouse du peintre montpelliérain Camille Descossy.

Baudelaire, Guitry, Colette…

Et pourtant. Elle a illustré les plus grands : Baudelaire, Guitry, Colette. Toujours souriante et une cigarette au bec, elle est devenue au tournant des années 1940 la peintre de la femme. Illustrations de livres érotiques – ou considérés comme tels à cette époque – de nombreuses productions dans les magazines érotico-comiques des années d’après-guerre, quelques peintures aussi.

Au-delà de son œuvre, son parcours mérite toute notre attention. C’est celui d’une femme libre, qui a su très jeune tenter l’aventure et s’affranchir des codes de son milieu et de son temps (ici en 1947).

L’érotisme, un genre réservé aux hommes

Il y a un mystère Ballivet. Cette femme au caractère extraordinaire et au talent certain semble s’être effacée au profit des deux hommes de sa vie, Camille Descossy et Albert Dubout. C’est ce que suggère une lecture contemporaine de sa vie, et de son non-passage à la postérité. Selon sa petite-fille Camille Delpech : « elle était féministe mais entre guillemets. Elle voulait son indépendance financière, avant tout -elle était une acharnée du travail- mais il y avait une volonté du secret chez elle, je le sens comme ça. Dubout aussi était relativement sauvage et secret« .

On peut dire aussi que Suzanne Ballivet cochait toutes les mauvaises cases. C’était une femme, dans un milieu artistique qui en comptait peu et avait (a toujours) du mal à les reconnaître. C’était aussi une dessinatrice, art considéré comme tout à fait mineur. De surcroît, elle faisait des dessins érotiques voire des dessins que l’on considérerait encore aujourd’hui comme de nature pornographique.

Certes, elle est loin d’être la seule à avoir produit des dessins dans ce registre coquin. Les ex-eroticis étaient très prisés dans les bibliothèques privées et nombreux sont les artistes de ce temps qui en ont produit, à commencer par Albert Dubout. Mais c’était une femme qui s’exerçait dans un registre réservé aux hommes.

Suzanne Ballivet n’est pas pour rien non plus dans ce problème qu’elle rencontre avec la postérité. Son esprit libre était dégagé des questions d’ego, loin des artistes qui se poussent du col. Trop libre, trop discrète. Comme le dit son fils, Michel Descossy, photographe (ici, avec Dubout), elle avait « cinquante ans d’avance, comme artiste et comme femme« .

Une enfant de la balle

Suzanne Ballivet est une enfant du XXe siècle. Née en 1904, elle grandit dans la petite bourgeoisie montpelliéraine, entre un père photographe et un grand-père artiste, spécialiste des décorations en staff. Suzanne passe son enfance à dessiner et faire des moulages en glaise, guidé par son grand-père (ici dans son atelier en 1910).

Adolescente, la jeune fille au front têtu impose à ses parents son souhait d’être une artiste. Ils auraient préféré qu’elle fasse des études, résistent un peu, mais leur fille a un caractère bien trempé.

Les Beaux-Arts de Montpellier en 1922

Suzanne entre aux Beaux-Arts de Montpellier en 1922 (elle est au premier plan sur la photo). Elle a 18 ans, elle y rencontre quelques futures grandes figures de la vie artistique montpelliéraine : Camille Descossy, Albert Dubout, Renée Altier, Gabriel Couderc, Georges Dezeuze…

Suzanne vit sa liberté. À peine les Beaux-Arts terminés, elle fugue une année à Paris. “Ce fut un échec”, dira-t-elle plus tard, “je me contentais de dessiner des boîtes de bonbons pour la Marquise de Sévigné et des flacons de brûle-parfums.” Elle rentre à Montpellier, épouse Camille Descossy, et partage sa vie entre des dessins anatomiques pour la faculté de médecine et, pour s’évader, des costumes pour la troupe amateure de Jean Catel.

À Paris avec Camille Descossy

Le jeune couple bohême s’installe à Paris en 1927. Alors que Suzanne donne naissance à son fils Michel, son mari rencontre les pires difficultés avec un marchand de tableau indélicat, René Zivy. Pour faire bouillir la marmite de la famille, Suzanne accompagne une intermédiaire américaine, qu’elle appelle “Baflot”, aux grands défilés de mode parisiens. Le Paris d’alors donne encore le ton de la mode mondiale. De mémoire, elle dessine les tenues observées et ses dessins sont directement envoyés aux États-Unis. Mais cette activité “d’espionnage industriel”, comme le dit son fils, ne permet pas au couple de joindre les deux bouts. Ils reviennent dans le sud l’année suivante, à Vinça dans les Pyrénées Orientales, où Camille a été engagé par une riche paroissienne pour reprendre les fresques de l’église du village.

Peu de temps après, Camille Descossy est engagé par l’École des Beaux-Arts de Montpellier. Il en deviendra son directeur pendant plusieurs décennies. Rapidement le couple bat de l’aile. Ils divorcent en 1936 (on la voit ici, en 1931) et Suzanne remonte seule à Paris, où elle retrouve Albert Dubout, qui est déjà reconnu à cette époque. Le dessinateur avait épousé Renée Altier, elle-même de cette fameuse promotion 1922 des Beaux-Arts. Mais là aussi le couple ne va pas bien. Elle rejoint Dubout à Paris en 41 sous l’occupation en confiant son fils Michel aux grands-parents Ballivet qui vivaient à Montpellier.

Les années folles avec Albert Dubout

Avec Dubout, Suzanne Ballivet va rencontrer le Tout-Paris : Sacha Guitry, Colette, la grande actrice Elvira Popesco, le génial décorateur de « La belle et la bête » de Cocteau, Christian Bérard et, bien sûr, Marcel Pagnol. Elle rencontre aussi des éditeurs comme Gibert, Sauret, Trinckvel et plus tard Pastorelly. Ces dessins se retrouvent dans les magazines d’humour teintés d’érotisme qui fleurissent au cours de l’après-guerre : Frou-Frou (photo), C’est Paris, FouRire, le Rire, Éclats de rire…

Ses dessins, toujours de jeunes femmes élégantes et débordantes de sensualités, sont caractérisés par la finesse des traits et le petit nez en trompette de ses personnages…

Une anti-Dubout graphique !

Elle illustre également des livres : les oeuvres de Colette, Longus, Radiguet, Anatole France, Sacha Guitry mais aussi Baudelaire, Mirabeau, La Fontaine, Dickens, Balzac…

En 1943, elle illustre un ouvrage érotique anonyme, “Initiation amoureuse”, où la précision de son trait et sa capacité à traduire la tension amoureuse sont stupéfiantes tandis que Dubout donne dans la satire potache autour d’un couple mythique composé d’un petit homme sec et d’une épaisse matrone. C’est souvent ces dessins qu’on retrouve sur internet, notamment ceux mettant en scène des amours saphiques. Ce livre ne sera pas le seul dans cette veine, elle en fera l’une de ses spécialités, en particulier à travers les illustrations des livres de Pierre Louÿs et de Von Sacher-Masoch (ici la “Vénus à la fourrure”).

La longue collaboration avec Pagnol

Plus tard, elle illustrera les éditions populaires des livres de Pagnol (photo), celles que l’on retrouve dans toutes les bibliothèques familiales. Mais dès le début des années 1960, elle souffre d’un rhumatisme articulaire qui l’empêchera définitivement de dessiner au milieu de la décennie. Femme de tête, elle est la cheville ouvrière du couple, assurant la gestion des relations avec les éditeurs de son prolixe compagnon.

La vie à Saint-Aunès

Avec Dubout, elle partage sa vie entre Mézy-sur-Seine et Saint-Aunès, entourée de chats, une passion partagée par le couple – “ils étaient sacrés” – se souvient son fils. Elle leur tricotait des costumes pour Noël ! Albert et Suzanne se marient en 1968, après plus de 30 ans de vie commune. Le couple est “uni et facétieux, ils adoraient se déguiser”, raconte Michel. L’épouse de celui-ci a confié récemment à LOKKO : « Suzanne était gaie, très à l’écoute des autres. Et elle avait beaucoup de répartie« .

Après la mort de son mari, en 1976, l’artiste s’installe définitivement à Saint-Aunès, où elle décèdera en 1985. Frédéric Dard l’encourage à écrire sur son prestigieux mari mais elle ne voulait pas être « une veuve abusive ». Suzanne et Albert partagent la même sépulture au cimetière Saint-Fulcran de cette commune voisine de Montpellier.

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Forbes
3 années il y a

How absolutely wonderful to learn more about Ms. Suzanne Ballivet! I am a figurative artist who has done live documentary drawing of erotic encounters for almost two decades, and chose the name Suzanne for myself in 2005. Just last year I learned about Suzanne Ballivet! And now I want to know all about my spiritual forebear.

Valérie Hernandez
Administrateur
3 années il y a
Répondre à  Forbes

We love her very much ! Thank you for following us !

Arras Marie-Noël
2 années il y a
Répondre à  Valérie Hernandez

Merci de cet article eclairant. Pourquoi pas un petit livre sur Suzanne Ballivet ?

Laetitia Cornée
Laetitia Cornée
2 années il y a

Merci pour ce partage! Pour information, une rétrospective lui sera consacrée à Montpellier (34) à l’Espace Dominique Bagouet du 7 juillet au 11 septembre.

JEANJEAN
2 années il y a

Superbe portrait ! Grand merci pour cette découverte – Je cours voir l’expo…cordialement –

Brice
Brice
2 années il y a

Je viens de découvrir l’article suite à la visite de la rétrospective qui lui est consacré à Montpellier. Est-ce que par hasard, un portrait de Suzanne Ballivet est disponible sous licence libre pour illustrer sa page wikipedia ? https://fr.wikipedia.org/wiki/Suzanne_Ballivet

Valérie Hernandez
Administrateur
2 années il y a
Répondre à  Brice

Bonjour, vous pouvez reprendre l’article de LOKKO sans problème.

GUIGOU Marie-José
GUIGOU Marie-José
5 mois il y a

bonjour,
Merci pour ce reportage qui m’enchante !
Je travaille, actuellement sur l’historique d’une artiste peu connue, Marguerite Hutter, qui était aux beaux-arts de Montpellier avec Suzanne Ballivet et Germaine Richier. Sur la photo de groupe de 1922, Marguerite Hutter est au milieu, au second rang, derrière l’homme assis. Je connais bien l’oeuvre de Suzanne Ballivet, je suis de Palavas les Flots où il y a le musée Dubout. En plus, mon professeur de peinture, Claude Reynier avait été l’élève de son premier époux Camille Descossy. Mon frère, aussi, sculpteur Jacques Ars a suivi les cours de Descossy et Deseuze aux Beaux arts de Montpellier.

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