Les directeurs artistiques Jessica Rossier et Bastien Grivet de WardenLight Studio organisent chaque été à Sommières : l’Art WeekEnd. Du 10 au 12 juin, l’édition 2022 a rassemblé 100 artistes numériques du monde du cinéma, des séries TV, des jeux vidéo, venu(e)s de toute l’Europe. Le reportage de Lionel Navarro.
Après 2 ans d’absence pour cause de vous-savez-quoi, il n’a fallu que 45 secondes pour que soient vendues, en ligne, toutes les places pour le 9e Art WeekEnd. Le programme est réjouissant ! Les artistes du numérique, les dessinateurs, les peintres, les modeleurs, les animateurs qui participent à l’événement viennent de toute la France. Certains ont fait la route depuis la Suisse et la Belgique. Florian Aupetit, photographe, concepteur lumière qui travailla sur le Klaus de Netflix, habite Madrid, la ville du studio qui l’embaucha, SPA, Sergio Pablos Animation. Déménager et s’expatrier souvent peuvent faire partie du métier, un milieu extérieurement sexy, celui des films, des séries, des jeux vidéo.
À la tête de Wardenlight Studio situé à Montbazin (qui a travaillé avec Netflix, Blur, Sony, 20th Century Fox, Coca-Cola), les initiateurs de ce camp Jessica Rossier et Bastien Grivet (photo) ont fait appel à 3 autres intervenants pour des conférences, des démonstrations, des classes de maître ou maîtresse : Baptiste Gaubert, bédéiste, scénariste, réalisateur ; Cyril Roquelaine, sculpteur, modeleur, enseignant ; Sophie Griotto, peintre, story-boardeuse, illustratrice pour Patek Philippe, Tommy Hilfiger, Cartier, etc.
99 créatifs + moi, journaliste LOKKO. C’est écrit sur mon badge : Lionel Navarro LOKKO. Dimanche soir, Sylvain Sarrailh, directeur créatif et artistique au jeune Umeshu Lovers Studio, présente le projet “Danghost”. 99 créatifs : je ne pourrai parler qu’à une vingtaine d’entre eux. Salut à vous !
Au dos du badge : tout le programme du vendredi, 14:00, “BIENVENUE !” au dimanche, 14:00, “CÉRÉMONIE DE CLÔTURE”. En plus de leur activité professionnelle internationale très chargée, Bastien et Jessica ont donné de leur temps pour l’Art WeekEnd : 3 à 4 mois pour le penser + 2 à 3 mois complets pour mener la logistique. Des personnes investies.
Une tireuse à bière, de grandes tables
Le camping du domaine de Massereau, Sommières, loge et nourrit. “Vous les trouverez en prenant le sentier à droite. Ils sont à côté de la salle de séminaire.” Des groupes, de grands arbres, une vieille éolienne, un vieux puits, deux longues rangées de tables mises bout à bout. Une moitié, dans l’ombre. L’autre, aux chaises vides, cuit. Ciel bleu trop pâle, trop plat, trop vaste, trop vide. 36-37°C sont annoncés. Une tireuse à bière. Des gobelets, logo Art WeekEnd, sont plus ou moins vides. “Pour le moment, il y a plus de mousse que de liquide !” Discussions. Des artistes dessinent. Beaucoup se connaissent des éditions précédentes. Je débarque…
… et peux être d’une grande réserve. Je connais Bastien et Jess ; et c’est tout. Je me dis : “Tu es ici pour découvrir des personnalités, des histoires, un monde artistique et professionnel. Tu savais qu’il te faudra aborder x et y pour les écouter parler de leur vie pro! Allez, go, go !” Je m’avance. “Salut !” On regarde mon badge : “… Lionel… C’est ton premier Art WeekEnd ?” Tous me diront : “Ça fait un bien fou d’être ici. Dans notre milieu professionnel, on peut avoir une vie un peu isolée.” Bastien Grivet est de dos. Dirigé avec sa compagne Jessica, WardenLight Studio ne leur laisse pas beaucoup d’heures pour leur vie sociale. “L’Art WeekEnd, c’est aussi pour nous l’occasion de voir des gens que nous aimons, des artistes dont nous admirons le travail. Deux années, sans nous retrouver, c’est long.” Une petite inquiétude ? On peut changer en deux ans et avec plusieurs confinements.
Les participants ont majoritairement la vingtaine. Je m’entretiens avec des Suisses, mon gobelet réutilisable à la main. La bière, en effet, c’est pour le moment plus de mousse que de liquide. Ça sera mieux plus tard. Et le soir, il y aura du rhum arrangé by Olivier Krakus, graphiste. (En photo ci-dessus, l’atelier de Sophie Griotto.) Plus tard, bavardage avec un couple de Strasbourg. Lui, Brieuc Inisan, descend à Montpellier régulièrement pour son travail dans les jeux vidéo. Elle, Morgane Solowieff, n’est pas dessinatrice de métier. Nous parlons des avantages et inconvénients des deux villes. L’une a une longueur d’avance sur l’autre. Évidemment. “Il fait trop chaud dans le Sud !”
Les nuits blanches, la pression des studios
Jessica, sous un parasol, devant des goodies artweekendés : des t-shirts, des pin’s, des sweats, des carnets… Elle accueille les participants, souvent des autodidactes, avec une amie de son club de CrossFit. Dominique, son père, un spaceship interface designer, est dans la salle climatisée : il bosse avec deux partenaires sur la nouvelle série “Star Trek : Prodigy” de Nickelodeon. Lui s’occupe spécialement des écrans d’ordinateurs des vaisseaux pour la série animée. Là aussi, le vous-savez-quoi a couronné le travail à distance. Un ordi, une connexion, Hollywood ; la Chine, c’est l’ordinaire de Valentin Scalliet depuis chez lui. En débardeur noir, Jess est en excellente forme physique. Durant nos discussions passées, Jessica et Bastien avaient soulevé la question de la santé chez des professionnels, hommes et femmes, qui passent un paquet d’heures immobiles. Les nuits blanches, la pression des studios et des clients, le travail impeccable à rendre dans un timing de plus en plus resserré, les repas qui se transforment en plats préférés transportés ou tout-prêt à micro-onder.
Avec leur pratique du CrossFit et un autre régime alimentaire, ils n’ont pas uniquement vu leur corps changer. Au micro du Fil du faire, Jessica me raconta les bénéfices mentaux et la rigueur qu’elle en tira pour ses activités pros. Il n’y aura pas que des ateliers, des conférences, des temps pour le dessin, le modelage et l’aquarelle durant l’Art WeekEnd : le sport sera aussi officieusement au programme. Une dizaine d’ArtWeekEnders motivés et/ou joueurs suivront Jess. Revenant de la piscine, je verrai des torses nus masculins et des filles en short et brassière. 36-37°C, souvenez-vous. À leur vue, je médite une citation du “Bon, la Brute et le Truand” : “Dis donc toi, tu sais que tu as la tête de quelqu’un qui vaut 2 000 dollars ? — Oui… mais toi, tu n’as pas la tête de celui qui les encaissera.” Bizarre association d’idées, non ?
Ce qui s’apprécie chez Bastien et Jessica : leur capacité à vous accueillir et vous mettre à l’aise. “Jamais, ils ne montreront qu’ils sont sous pression malgré 100 choses à penser pour que tout se déroule parfaitement. Ils auront toujours du temps pour toi.” Jessica et Bastien veulent que l’Art WeekEnd soit inclusif et respectueux de l’environnement et des personnes. Je parle avec Musalasa Luigis Goldy, un dessinateur LGBT : il montre, à ses camarades, ses œuvres pornographiques au trait hyper-réaliste. Les commentaires sont ceux d’artistes. Je parle avec Ronce, anciennement Rose, de son histoire, de sa détestation du “Petit Prince” qui m’émeut tant : “J’étais très jeune quand ma grand-mère m’a lu le livre, et cette rose qui est mise sous verre, emprisonnée, cela me révoltait.” Le menton et la lèvre supérieure légèrement noircis par du maquillage, l’artiste évoque sa transidentité officialisée depuis peu. “Tout le monde ici me reçoit comme je suis.” Nous parlons de mes lycéens transgenres et du chemin à parcourir pour le “vivre et laisser vivre”.
“Hey, les amis, on trie, on est propre et pas de drogues !”
Bastien : “Tu vois les tables, là ? Hé bien, ce soir, ce sera comme dans Harry Potter. Comme par magie, elles se couvriront de plats !” Pour le premier repas, tout le monde a cuisiné ou apporté quelque chose à manger. Pour cette occasion et la première fois de ma vie, je confectionnai un gâteau. Sous le regard de ma belle-sœur, spécialiste des gâteaux. Chocolat et farine de châtaigne. Mon angoisse devant le beurre, le fouet, les œufs, le four, etc. 18 heures : cérémonie d’ouverture dans la salle de séminaire ! Les 100 chaises sont joyeuses. Jess et Bastien aiment les personnes en face d’eux et les personnes en face d’eux les aiment. Leur vidéo lance l’Art WeekEnd. Bastien en a aussi composé la musique. Besoin de vous décrire l’ambiance ? Sur chaque chaise, une sucette. Je savoure la mienne. J’ai 10 ans. Bastien et Jess : “Il y a quelqu’un ici qui est journaliste. Il écrira un article sur l’Art WeekEnd. Il vous parlera et n’hésitez pas à aller lui parler. Où es-tu Lionel ?”
19h30, dehors, comme prévu, les tables se couvrent d’aliments. Jessica siffle dans son sifflet ; elle dit : “Hey, les amis, il y a des poubelles. On trie. On est propre. Et pas de drogues durant l’Art WeekEnd !” Mon premier gâteau ne me fait pas honte. Merci ma belle-sœur ! 22 heures, discussion publique entre Bastien et Baptiste Gaubert : son parcours professionnel, son esthétique dans le cinéma d’animation. Il est bientôt minuit, direction le bungalow no 210 partagé avec Baptiste, Cyril Roquelaine (en photo) et Florian Aupetit. Bonne nuit les petits ? Qu’es-tu devenu, Lionel ?
Samedi 11 juin : à moi le monde, c’est 6 heures. Le petit-déjeuner est servi au restaurant du camping à partir de 08h30. Sur place, je compte : 10 personnes debout – ou pas couchées de la nuit ? Une poignée d’Art WeekEnders se dessine au soleil. Ce matin-là et celui du lendemain, d’autres évoqueront, avec confiture, jus, café, croissants, leurs expériences professionnelles dans les jeux vidéo ou chez Sony, Illumination, DreamWorks ou Netflix ou… Discussions sur la vie au Canada ou en Allemagne. L’artiste numérique qui est demandé peut déménager. Beaucoup. 10 sont levés et 3 se mettent à parler de tractions et de musculation. Des métiers assis, n’oubliez pas.
La précarité dans le milieu des arts numériques
Vers 9 heures, les tables se remplissent. Certains tentent d’aller à la piscine. Elle est encore fermée. À ma gauche : May Lamrani. Elle prépare une appli ludique pour apprendre la langue des signes dans le domaine éducatif. 1 à 2 millions de Francs suisses sont nécessaires pour toute la production. 5 ans pour faire aboutir la version bêta. En face de moi : Yvan Benoît, un artiste qui travaille pour Rolex. Comme beaucoup, il est plus libre dans son art avec des commandes extérieures ou des œuvres personnelles. En partant, dimanche soir, je saurai que l’épanouissement artistique est une question – épineuse ? sensible ? – pour un certain nombre des individus avec lesquels je me suis entretenu. “Ça, c’est mon boulot alimentaire. Je crée à côté”, c’est ce qui me sera répété avec ce que je perçois, parfois, comme une gêne personnelle, une sorte de fatalisme vis-à-vis du marché de l’emploi. Je parle avec un designer industriel bruxellois, avec un informaticien très pointu sur l’intelligence artificielle et passionné par les jeux vidéo. La précarité existe dans le milieu des arts numériques. Beaucoup sont des free-lances. S’expatrier ? Je suis bien prof et j’écris pour LOKKO !
Durant le repas de midi, j’interroge Florian Aupetit (photo) et Mandrin Gaudez, un animateur et podcasteur d’Artölk sur la place de la créativité dans l’industrie cinématographique. “Un film d’animation, un studio, c’est un monde très hiérarchisé et compartimenté par départements artistiques. L’animateur, c’est le premier maillon de la chaîne. Celui qui exécute parmi d’autres exécutants. Qui a le pouvoir ? Les producteurs, ceux qui financent. Après tout, ils permettent aux films d’exister.” Le politiquement correct ? “Pour des films jeunesse, ça se comprend : il ne faut pas montrer d’alcool ou de cigarettes.” Mandrin fait une courte pause : “Pour l’intro de ‘Tous en scène 2’, nous avions créé un spectacle sur la musique et les chorégraphies de Michaël Jackson. Le doc sur la pédophilie supposée du chanteur sort. Il a fallu tout refaire avec du Prince.” Florian prolonge : “Il y avait un scénario avec un chien blanc chanceux et un chat noir malchanceux. Tu vois où je veux en venir, Lionel ? Le film ne s’est pas fait.” Je fais “mmmmmmm” dans ma tête.
Inspirez-vous de votre grand-mère !
Dimanche 12 juin : lors de sa conférence du matin, Florian Aupetit (photo) pointera une uniformisation. Celle-ci le questionne en tant qu’artiste et “Lighting Director” qui embauche pour le studio SPA. “Quand je regarde les portfolios en ligne, j’ai l’impression de ne voir que des dragons et des chevaliers. Regardez autour de vous. Inspirez-vous de votre grand-mère et de ce qu’elle fait dans le monde réel. Un artiste numérique se doit aussi d’être curieux, de se cultiver, de voir des vieux films en noir et blanc, d’aller au musée… Moins de dragons. Plus de mamies !” Cette intervention me ramène à ma casquette de prof : quoi ?! même chez les jeunes artistes du visuel, dans le business par excellence du créatif, l’imaginaire serait un espace en danger d’appauvrissement ?
Les portfolios de quelques invités cités : Florian Aupetit ; Baptiste Gaubert ; Sophie Griotto ; Cyril Roquelaine ; Sylvain Sarrailh.
Photos @Bastien Grivet et Coralie Binder.