Isfar Sarabski : “J’ai reçu un très bel héritage de mon pays l’Azerbaïdjan, qui m’influence beaucoup”

Le prodige du piano de Bakou, Isfar Sarabski, s’est produit ce mercredi 20 juillet sur la scène du Théâtre de la Mer dans le cadre de Jazz à Sète. Un concert teinté d’Orient avec les notes entêtantes du luth persan et des classiques de l’Occident revisités par le jazzman avec émotion et talent. Clara Mure a pu échanger avec ce jeune artiste de 33 ans, adulé par Quincy Jones, sur son nouvel album “Planet”, sorti en 2021, et ses projets notamment électro pour 2022.

@Pierre Nocca, @Isfar Sarabski, @Jazz à Sète.

Natif de Bakou en Azerbaïdjan, Isfar Sarabski est l’arrière-petit-fils du grand chanteur d’opéra Huseyngulu Sarabski. On retrouve d’ailleurs des influences classiques dans son œuvre, dès l’âge de sept ans, même s’il commence le piano à l’âge de trois ans. Sorti de l’École et l’Académie de musique de Bakou et de la Berklee College of Music de Boston, il est adulé par Quincy Jones depuis son interprétation prodigieuse des compositions de Bill Evans au concours de piano du festival de Montreux à seulement dix-neuf ans. 

Virtuose mais surtout explorateur, en quête perpétuelle d’expériences musicales, ses influences sont multiples oscillant entre la pop, l’électro et le jazz bien sûr. Son album duo “Cycle” (2018) puis celui en trio “Influence” (2020) sonnaient plus classiques, mais avec son dernier album solo “Planet” (sorti en 2021) c’est une exploration jazz à l’état pur et un enchantement métissant les genres. Isfar Sarabski dit d’ailleurs de sa musique qu’il s’agit de “jazz or electro, the mix has roots in the Est, branches in the West and plays, always, with universal soul”

LOKKO : Pour cet album solo, vous êtes accompagné d’une section rythmique virevoltante composée de deux pointures américaines, le batteur Mark Guiliana et le contrebassiste Alan Hampton. Mais vous parvenez à nous faire découvrir votre style, votre “Planet”, à vous dévoiler dans votre goût pour l’improvisation, dans cette exploration musicale à travers vos voyages et le mélange des genres. Parlez- nous de votre univers artistique qui semble avoir bien évolué depuis les précédents albums ?

ISFAR SARABSKI : Depuis l’école classique, où on m’enseignait les musiques des grands compositeurs comme Bach, Chopin, Debussy, j’ai toujours aimé le jazz. J’essayais d’arranger des morceaux traditionnels avec des tendances jazz, sans me limiter à un genre. L’album duo “Cycle” avec le saxophoniste Rain Sultanov était l’occasion d’essayer de nouvelles choses car je n’avais jamais joué de l’orgue auparavant et j’ai adoré. Ensuite Rain m’a invité sur l’album “Influences” qui est un trio avec Nils Olmedal. J’adorais la musique qu’il me proposait. J’ai d’ailleurs réarrangé les morceaux “Prelude” et “Planet”, qui me tenaient particulièrement à cœur pour l’album “Planet”. Mais la musique classique restera toujours une influence majeure pour moi car elle aide à comprendre le corps de la musique. Mon album solo “Planet” a nécessité beaucoup de temps à l’enregistrement car il rassemble toute mon expérience de la musique, de la vie et du monde, jusqu’à maintenant. J’étais très exigent pour ce projet mais actuellement, je planche déjà sur le prochain qui devrait arriver dans l’année. 

Le prodige du piano de Bakou, Isfar Sarabski.

C’est intéressant de voir que “Cycle” était enregistré dans une église et avait une dimension spirituelle, et parlait du processus de création de la musique au niveau de l’esprit, alors que “Planet” parle de l’intégration de la création dans le corps. Est-ce que ça fait partie de votre cheminement de partir d’une musique plus intellectuelle pour aller vers une création plus organique et viscérale ?

Oui exactement, c’est la chose essentielle de pouvoir commencer le processus de création par une préparation mentale, en essayant de comprendre ce qui est à l’œuvre, ce que tu veux dire aux gens avec ton instrument et c’est ce que j’ai fait quand j’avais 21 ans. Maintenant, je ressens la musique de manière différente, je m’appuie sur d’autres théories. Ma musique évolue en même temps que moi. C’est important de bien comprendre la musique et j’ai tendance à écouter cinq ou six fois un album pour saisir son mood. C’est une manière de transmettre les enseignements que j’ai pu recevoir au fil du temps. Cet album est décidément empli d’émotions de toutes les périodes de ma vie, à 17 ans, à 19 ans… Imaginer tous ces morceaux m’a pris bien plus qu’une année. Ça m’a pris entre 6 et 10 ans. C’est pour ça que l’album sonne différemment des autres. 

Avec vos influences pop au sens de populaire, jusqu’aux musiques traditionnelles au jazz organique, viscéral, on vous compare parfois à votre confrère arménien Tigran Hamasyan. Tout comme lui, votre musique est sans parole, sans chant, et pourtant elle sonne à l’universel. Comment parvenez-vous à rendre accessible le jazz, à le faire sortir d’une niche élitiste du free jazz ou d’un public vieillissant du jazz classique, Isfar Sarabski ? 

Ce que j’aime dans la musique c’est émouvoir. J’ai reçu un très bel héritage de mon pays avec des sonorités plus classiques, folkloriques, comme le mugham (musique traditionnelle savante azéri, ndlr) qui m’influence beaucoup. Quand ça colle à mon ressenti je les utilise dans mes improvisations, mon groove, mes harmonies. Et parfois non, ça dépend de la composition que je prépare. C’est un gros travail de connecter ces harmonies traditionnelles entre elles car elles opèrent à différentes échelles et j’essaye de les transmettre au mieux. 

Est-ce que cette double culture au cœur de votre apprentissage vous aide à reconnecter les aspects de l’esprit et du corps dans votre musique ?

Oui tout à fait, ces deux expériences m’ont beaucoup apporté. Boston, c’était complètement nouveau par rapport à Bakou, centré sur le jazz. Ça m’a apporté des bases assez rigoureuses, puis après j’ai pu me libérer et ouvrir mon esprit pour faire ce que j’avais envie de faire. Tous ces enseignements ont apporté différentes couleurs à ma musique, différentes harmonies. En Azerbaïdjan, nous avons cette merveilleuse école de musique classique qui vient de l’Union Soviétique, qui nous apprend tous les aspects techniques du piano et d’ailleurs mon incroyable professeure de piano, depuis mes 6 ans, continue de m’accompagner encore aujourd’hui lors de répétitions. J’apprécie toujours d’avoir son opinion sur mon travail. Alors qu’à la Berklee, c’était complètement différent, ils ont essayé de changer la position de mes mains, et j’ai beaucoup appris. De toute manière chaque enseignement est précieux. Apprendre, c’est magnifique, car ça aide à se construire, dans la vie, dans la musique. 

“En Azerbaïdjan, nous avons cette merveilleuse école de musique classique qui vient de l’Union Soviétique

Le musicien et historien du jazz Michel Yves-Bonnet parlait de la complexité du jazz, de son évolution perpétuelle, il écrivait de cette “musique de l’incertitude”, issue du “mariage semblant impossible entre la mémoire africaine et la musique américaine”, que le jazz comme la poésie nécessitait une intelligence de la complexité et restait une musique utopique, réservée aux dieux. Isfar Sarabski, comment percevez-vous le caractère sacré de la musique jazz, son apparente complexité ? 

C’est très difficile à dire car c’est en effet une musique en perpétuel changement. La première fois que j’ai joué du jazz, je ne ressentais que la liberté mais ça n’arrive pas toujours car il y a des formes, des harmonies qui sont très structurantes et d’autres fois, tu peux te sentir libre d’improviser sur la mélodie. Le premier apprentissage que j’ai reçu de cet héritage de la musique jazz, c’est de comprendre comment elle se construit avant de jouer en improvisant. Alors que beaucoup de gens croient que c’est aussi simple que ça. C’est souvent très intéressant de connaître les harmonies du jazz mais surtout de ressentir la connexion entre les musiciens d’un groupe, de créer des ponts entre nous, sur la scène, de savoir s’adapter et de mettre en place des rituels. Sinon ça devient le chaos, alors il faut savoir trouver le juste milieu, entre la liberté et la technique. C’est primordial d’écouter beaucoup de musique jazz, des trios, des quartets, des quintets, en fonction de ce que tu veux jouer. Mais c’est vraiment difficile d’expliquer ce qu’est le jazz pour moi car parfois je ne fais que jouer sans forcément réfléchir à ce que je fais. Pour moi, l’essentiel c’est de se connecter à ses ressentis, de connaître quelques aspects techniques (harmonies, rythmes, mélodies) et de se laisser aller…

“L’instrument est la personne qui parle à ma place pour expliquer ce qui est à l’œuvre, il est mon miroir

C’est peut-être en cela que l’on dit que le jazz est une musique sacrée, car elle vous permet de ressentir l’harmonie sur scène. D’ailleurs, sur cet album, on sent dans chacun des morceaux une puissance émotionnelle, avec une mélodie harmonieuse mais très rythmée, entraînante voire entêtante. On sent vraiment votre âme et vous nous emmenez dans votre monde rempli d’images et de saveurs aux couleurs du monde. Isfar Sarabski, pouvez-vous nous parler de l’essence de votre création, d’où ça part, d’où ça crée, d’où ça provient pour que ça arrive jusqu’à nous ? 

Toutes sortes d’arts m’inspirent. J’ai pu travailler avec des photographes sur des expositions qui m’ont invité pour des sessions photographiques, comme pour le morceau “Déjà Vu”, et c’était si différent pour moi car cela me faisait composer à partir d’une image, d’une vidéo, d’une vision. Parfois cela aide en tant qu’inspiration. Quand je joue de la musique classique sur l’album, par exemple le “Swan Lake” de Tchaïkovski ou le “Clair de Lune” de Debussy, en essayant de les modifier un peu, je laisse venir mes idées et c’est la même chose pour tous mes projets. Si tu te sens l’envie de le faire et que tu comprends l’essence du projet, juste fais-le. Mais je n’ai pour autant pas toujours des images en tête quand je commence une composition, parfois l’instrument est juste un miroir de mon âme, je joue du piano et alors je réalise ce que j’avais en tête. Parfois ça peut être les expériences de la vie qui m’inspirent, les gens dans la rue, etc. L’instrument est la personne qui parle à ma place pour expliquer ce qui est à l’œuvre, il est mon miroir. 

La pochette d'album très singulière de "Planet" de Isfar Sarabski.

En tout cas, vos musiques suscitent beaucoup d’images, nous font traverser des paysages, y en a-t-il un en particulier pour décrire votre album ? D’ailleurs la pochette de l’album est très singulière, que représente-t-elle, Isfar Sarabski ?

Je ne veux pas fixer une image en particulier pour décrire ma musique, car chaque expérience d’un morceau est différente sur scène et évoque un paysage nouveau. C’est difficile de ne fixer qu’une seule image ou paysage sur un seul morceau. Parfois, on veut évoquer une image en particulier, mais ce n’est pas toujours le cas, ça dépend de ton mood, de comment tu ressens l’endroit où tu te trouves et la situation dans laquelle tu es. L’idée c’est d’être ouvert à toutes les différences que peut te procurer l’art. La pochette de l’album, évoque le folklore azéri avec tous ses ornements, le rétro, ses couleurs. Ce visuel est la vision des designers qui ont créé la pochette après avoir écouté ma musique et mes recommandations. Ça devait coller aux morceaux et aux connexions créées entre les genres. Je ne sais pas si ça fonctionne, mais ça a apporté une vision singulière de mon univers. 

“L’électro me permet de trouver l’harmonie avec les jeunes générations qui n’écoutent pas trop de musique classique ou de jazz.”

En 2019, vous avez proposé un DJ et music live très intense pour la Boiler Room (projet londonien organisant depuis 2010 des DJ sets diffusés sur internet en direct, ndlr) et vous planchez sur un prochain album électro, parlez-nous de l’importance de ce genre musical et des croisements possibles avec le jazz ? 

Pour mon prochain projet, je veux travailler sur les combinaisons entre la musique électronique et le jazz. Quand j’ai commencé à faire l’expérience de la musique électro, j’ai produit des choses et collaboré avec différents artistes d’Azerbaïdjan, dans un style indie, trip hop. J’essayais de voir comment se construisait cette musiquePuis en 2019, on m’a invité à faire un DJ set à la Boiler Room alors que je n’avais joué qu’une fois auparavant, mais j’ai trouvé ça intéressant de composer avec des rythmes groovy, des samples et de trouver une mélodie dans ce genre musical. J’ai préparé le set pendant de longs mois et le jour J, c’était vraiment un ressenti différent sur la scène de par la configuration de la salle avec le public dansant derrière moi et les caméras devant. Le fait de ne pas voir les gens quand tu joues ça soulève une attention particulière à l’énergie du groupe. C’était vraiment une expérience nouvelle que j’ai adorée. C’est très différent de la scène que je connais, en termes de mood, de public. C’est pour ça que dès que je rentrerai à Bakou, je souhaite travailler sur ce type de projets, peut-être des collaborations ou juste des DJ sets. C’est un genre qui permet de trouver l’harmonie avec les jeunes générations qui n’écoutent pas trop de musique classique ou de jazz. Réinterpréter des morceaux classiques avec un beat électronique leur permet d’aimer cette musique. 

Isfar Sarabski, vous êtes invité au festival Jazz à Sète aux côtés de Toni Green (chant), Laura Prince (voix), Izo Fitzroy (chant), Robin Mckelle (chant), Stacey Kent (chant), ces grandes divas du jazz vocal qui sont très présentes sur la scène jazz et pourtant peu nombreuses sont celles programmées en tant que virtuose d’un instrument autre que vocal. En France, les femmes instrumentistes représentent moins de 4% des musiciens de jazz. Où en est l’état du jazz quant à l’inclusion des femmes musiciennes sur le devant de la scène, est-ce que cela évolue avec la nouvelle génération, est-ce que la fusion des genres musicaux aide à cette démocratisation, à cette fin des discriminations ? 

En Azerbaïdjan, je pense que c’est différent car nous avons beaucoup d’instrumentistes femmes dans la musique traditionnelle. Pour moi c’est fondamental de mettre en valeur toutes nos différences. Je suis étonné de découvrir ces inégalités au sein des programmations festivalières occidentales. Cela doit changer, car le principal c’est que le public puisse entendre la diversité de la musique. Cela n’a pas d’importance si c’est un homme ou une femme qui joue. 

“Bakou change énormément et ça reste l’endroit où j’aime recharger mes batteries après chaque voyage.”

Pour finir sur la liberté que vous prenez dans votre œuvre, vous voyez l’art comme un matériau en mouvement, ouvert sur le monde, très libre, et vous venez d’un pays dont le nom signifie “feu sacré”, territoire des zoroastriens, et pourtant le président de l’Azerbaïdjan qui vous soutient sans relâche n’est pas connu pour être des plus progressistes. Votre pays est d’ailleurs frontalier de la Russie, l’Iran, exploité pour la richesse de ses sols et sa position stratégique. Isfar Sarabski, comment vit-t- on sa liberté en tant qu’artiste azerbaïdjanais, où se placer par rapport à tout cela ? Y-a-t-il des femmes artistes qui jouissent de cette même liberté ? 

À l’heure actuelle, les artistes azerbaïdjanais peuvent jouir de différents lieux de création, de nombreuses salles de concert. Notre monde artistique est donc assez confortable et privilégié. Du conservatoire aux différentes scènes, notamment dans la musique classique et l’art du mugham, il y a de nombreuses femmes qui jouent du kamantché ou autres instruments. Dans les clubs de Bakou, nous avons aussi de superbes artistes indie. Et cette culture très diversifiée est en train de s’exporter hors de la capitale. Avant, la musique était concentrée là-bas, mais les musiciens commencent de plus en plus à bouger. Moi le premier, je ressens de plus en plus le besoin de sortir du chaos de la ville, de la technologie, pour explorer de nouveaux espaces. Tout le monde a besoin de la musique alors elle doit venir jusqu’à tous dans un esprit d’ouverture. Nous bénéficions de merveilleux enseignements de professeurs qui transmettent l’héritage de la musique traditionnelle azérie et son évolution permanente. Bakou change énormément et ça reste l’endroit où j’aime recharger mes batteries après chaque voyage. J’ai une très forte connexion avec la terre azérie, avec l’ambiance dans les rues, cela m’aide à retrouver mon énergie. 

Traduction de l’anglais : Clara Mure.

Photos à la Une @Isfar Sarabski, de haut en bas @Pierre Nocca, @Isfar Sarabski, @Jazz à Sète.

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