Au cours de l’édition 2021, le festival de photojournalisme Visa pour l’Image a été “victime d’une énorme fake news” de la part d’un photographe de l’agence Magnum qui a proposé un reportage bidon. Lors de l’édition 2022, son directeur Jean-François Leroy est revenu sur cet épisode qui l’a marqué.
Vendredi 2 septembre, c’était l’avant-dernier jour de la semaine de rencontres ouvertes au public de Visa pour l’Image 2022. Jean-François Leroy (photo), journaliste et photographe, fondateur du seul et unique festival mondial consacré au photojournalisme, a saisi l’opportunité de cette 34e édition pour faire le récit de sa mésaventure, au palais des Congrès de Perpignan.
Intitulée “Visa pour l’Image face aux fake news”, la table ronde était modérée par Julien Pain, journaliste et animateur de l’émission #VraiOuFake sur France Info. En compagnie de David Dieudonné, directeur du du Google News Lab en France, en Italie, et en Espagne et de Santiago Lyon, « Head of Advocacy and Education » chez Adobe, ils sont revenus sur cette affaire : “comment cela a pu arriver, et comment nous essaierons d’éviter à l’avenir ce genre de manipulation”.
Chaque année depuis 1981, l’équipe de Visa pour l’Image programme à Perpignan une quinzaine de photoreportages tirés des quatre coins du monde. Depuis 33 ans que ça dure, le festival a gagné en notoriété et en crédibilité. Oui mais voilà. L’édition 2021 a projeté un reportage monté de toutes pièces, entièrement faux.
Jonas Bendiksen (photo) a présenté à l’équipe du festival un reportage sur la ville de Vélès, en Macédoine du Nord. Il a intitulé son reportage “The Book of Veles” et l’a accompagné d’un livre compilant les photos. Membre de la célèbre agence Magnum, il est aussi bien connu de l’équipe du festival que du “gratin photojournalistique”. Le sujet de son reportage : l’invraisemblable spot de manipulation de l’information de cette ville connue dans le monde entier pour être “une usine à fake news”, selon la formule de Jean-François Leroy. En 2016, la bourgade avait hébergé de nombreux jeunes animateurs de sites pro-Trump, devenant un pôle important dans la fabrication de fausses informations destinées à influencer l’électorat américain.
Les élections présidentielles de 2016 aux États-Unis ont été pour Bendiksen le point de départ de ce travail. Ce qui l’a fasciné, ce sont ces adolescents nord-macédoniens devenus hackers simplement parce qu’ils avaient trouvé un moyen simple et créatif de gagner de l’argent, plus que par l’envie de semer la pagaille aux États-Unis.
Le photographe norvégien se rend sur place mais se contente de prendre des décors (photos), sans rencontrer les protagonistes. Il s’appuie sur les vieux stéréotypes qui définissent encore les pays d’Europe de l’Est pour nombre d’Occidentaux : des façades de l’ère soviétique délabrées, des voitures de la marque Lada usées, des ordinateurs installés dans des chambres mal éclairées.
Hélas, “l’histoire de Veles comme faux centre d’information est réelle. Mais tout le contenu du reportage est faux.” Le propos derrière ce reportage provoque une division au sein de l’équipe : “certains trouvaient le propos étrange tandis que d’autres, et moi le premier, le trouvaient très bien”, raconte Jean-François Leroy. Et ça marche.
Le reportage de Bendiksen est finalement projeté en nocturne au Campo Santo de Perpignan. “15 jours après la projection”, raconte encore Jean-François Leroy, “je reçois un mail de sa part avec des explications. Il me dit que tout est faux, qu’il a incrusté des personnages de jeux vidéos et des ours en 3D (photos).” En parallèle, il révèle aussi l’affaire au grand public par le biais de son agence Magnum, qui explique dans un article “comment Jonas Bendiksen a trompé l’industrie de la photographie”. On découvre que Bendiksen a modélisé son reportage en 3D en y incrustant des avatars humains générés par l’intelligence artificielle, avec des sites comme thispersondoesnotexist.com.
Pour enfoncer le clou, il explique avoir eu recours aussi à l’intelligence artificielle pour écrire son livre. Tout ça, il le raconte à la presse, et va même confier à “Esquire” (magazine états-unien bimensuel, pionnier du photojournalisme dans les années 60) “qu’il a filmé anonymement sa projection à Perpignan, avec barbe postiche et casquette de baseball”, s’étrange Leroy !
Le photographe norvégien s’en est bien sorti avec les honneurs. Il a reçu le prix World Press Photo avec ce commentaire sobre du jury qui a apprécié la mise en abîme d’une fake news sur les fake news : “L’utilisation d’une technique innovante combinée au symbolisme et à l’ironie ajoute du sens à l’ensemble de l’œuvre et en fait un commentaire politique audacieux.” L’agence Magnum, quant à elle, a vendu de nombreuses copies du livre (photo) par le biais de son éditeur Gost.
Leroy peste encore d’avoir été “le seul médiatiquement exposé dans cette affaire”. Et déplore un “manque de courage” dans le fait de “s’attaquer à Visa et pas à la presse quotidienne US et à ses armées de fact checkers”. Il reconnaît cependant s’être fait “berner par la confiance qu’il avait en Bendiksen” mais maintient : “il n’a rien prouvé qu’on ne savait déjà”. Julien Pain, journaliste spécialiste des fake news pour France Info, a tenu à nuancer les propos de Leroy : “ça a marché et c’est passé parce que Visa n’est pas un festival de news et parce que ce n’est pas un scoop”.
Le message derrière cette performance ? “Se méfier des images parce qu’avec des logiciels grand public on va pouvoir berner même les plus grandes agences photos”, analyse le journaliste. En termes d’éthique, cet acte est-il défendable ? Créer délibérément une fake news, est-ce que ça peut-être utile voire pédagogique ? “Non”, répond Julien Pain, “parce que ça popularise le côté ludique de la supercherie”. Et d’évoquer son expérience dans des ateliers d’éducation aux médias au collège : “les jeunes ne retiennent que le côté grisant de l’exercice : c’est facile de bricoler une image, c’est marrant de bidouiller sa légende, etc”.
Bilan (amer) pour Jean-François Leroy : “Nous allons devoir revoir les procédés de sélection. C’est compliqué pour un festival dont ce n’est pas le métier de fact checker”. Et en cas de doute, « il ne faut pas hésiter à creuser la question et à déléguer à des professionnels pour éviter ce genre de tromperies”, même avec des professionnels qu’on connaît bien…
Visa pour l’image se termine le 11 septembre. Toutes les expos dans divers lieux de Perpignan sont gratuites.
Jean-François Leroy, @Claude Truong-Ngoc, septembre 2019
Jonas Bendiksen @Jonas Bendiksen
Jonas Bendiksen, Veles. North Macedonia. 2019. © Jonas Bendiksen | Magnum Photos
The Book of Veles, Jonas Bendiksen. @Jonas Bendiksen