Abdellatif Kechiche, invité d’honneur de la 44e édition du Cinemed, cela pose question. La violence psychologique dans le cadre de ses tournages a été dénoncée par plusieurs actrices notamment Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. Interview de Christophe Leparc, le directeur du festival méditerranéen qui explique son choix et espère que le cinéaste pourra s’expliquer publiquement à Montpellier pour la première fois.
Cinemed, du 21 au 29 octobre.
LOKKO : Depuis sa Palme d’Or à Cannes en 2013, le réalisateur franco-tunisien a enchaîné les accusations de harcèlement moral, de violences sur les tournages. Ne craignez-vous pas qu’un tel choix suscite des réactions dans cette période intense de revendications féministes ?
CHRISTOPHE LEPARC : Si… mais il faut distinguer la sphère privée de la sphère professionnelle. Je ne nie pas le fait qu’il soit extrêmement exigeant en tournage et que certains ne s’y retrouvent pas. L’invitation du festival est faite pour remettre en avant son œuvre cinématographique mais aussi le placer dans des conditions de dialogue.
La master class (1) sera-t-elle l’occasion pour établir un dialogue, autre que les lettres qu’il a écrites pour répondre aux accusations ?
Cinemed est dans une région qu’il apprécie beaucoup. Revenir ici l’a séduit et convaincu. Il nous a accordé sa confiance. Il est très attaché à Sète et Montpellier. Ce serait exceptionnel car sa parole est rare, comme ses apparitions publiques.
« Un des cinéastes préférés de Téchiné »
Y a-t-il eu d’ailleurs, au sein de l’équipe, des réactions, des oppositions ? Ne craignez-vous pas des réactions durant le festival lui-même (2) ?
Avec mon équipe, on lui court après depuis un long moment, depuis l’avant-première en France de « La Graine et le Mulet » avec Hafsia Herzi. Nous étions restés en contact. J’ai même une jeune collaboratrice au festival qui trouve les thèmes abordés par Kechiche d’une grande modernité et d’une grande pertinence, son regard sur les femmes l’interpelle et la touche.
Et puis, il y a tout un faisceau d’invités reçu.es au Cinemed qui nous ont souvent parlé de Abdel Kechiche : Aure Atika, en tant que présidente du jury nous avait écrit une lettre sur ses souvenirs du tournage de « La faute à Voltaire » où elle était d’une extrême reconnaissance à son égard, pour la façon qu’il avait eue de la sublimer. On avait aussi parlé du cinéaste quand André Téchiné est venu car Kechiche avait tourné en tant que comédien dans l’un de ses films. Téchiné nous avait avoué qu’il était l’un de ses deux cinéastes préféré.es à l’heure actuelle avec Céline Sciamma. Les deux parlent de sexe – l’une est plus cérébrale, l’autre plus charnel – et il les sentait comme proches. D’ailleurs, « Mektoub, my love : Canto Uno » a été présenté la même année que « Portrait de la jeune fille en feu ». Téchiné aimait les deux films même si celui de Céline Sciamma, présentant pour la première fois un regard féminin, female gaze, était à l’opposé de l’univers male gaze de Kechiche ; elle a beaucoup fait bouger le cinéma français pour cela.
Ce regard masculin, Kechiche l’assume complètement. « Mektoub, my love », c’était quand même l’histoire d’un voyeur qui n’arrive pas à passer à l’acte et qui regarde les femmes en permanence. Dès la première scène, il surprend son copain à faire l’amour avec cette fille. C’est lui le personnage principal et c’est évident que c’est par le regard de ce protagoniste que le cinéaste s’exprime.
Dans ces deux films, les époques représentées sont différentes (XVIIIe siècle pour Céline Sciamma et de nos jours pour Abdellatif Kechiche) ainsi que le regard porté sur le sujet d’étude, puisque Céline Sciamma est lesbienne et donne à voir une relation saphique donc elle parle de ce qu’elle vit et connaît vraiment.
C’est Virginie Despentes qui disait « si Kechiche veut faire un film ultra macho sur sa libido, moi je trouve ça génial, mon problème c’est pourquoi il n’y a pas l’équivalent en face d’un Kechiche meuf ? ». En effet, il n’y a pas assez de cinéastes femmes qui portent ce regard féminin, féministe ou tout simplement de femme sur ces rapports. Hafsia Herzi dans son premier film était déjà dans cette mouvance de female gaze ; donc les réalisatrices qui arrivent à avoir la caméra parviennent à imposer leur point de vue. En même temps, en 2021, lors de l’hommage à Hafsia Herzi, on avait longuement parlé de Kechiche avec elle. Elle est vraiment dans une grande reconnaissance, très proche de lui.
« J’aurais adoré faire un dialogue entre Céline Sciamma et Abdellatif Kechiche »
Justement pourquoi ne pas inviter ces réalisatrices au female gaze comme Céline Sciamma, Justine Triet ou Mati Diop, par exemple ?
J’aurais adoré faire un dialogue entre Céline Sciamma et Abdellatif Kechiche mais je connais un peu Céline, elle est très prise et sa parole est de plus en plus rare. Notre programmation est très diversifiée. Elle peut accueillir toutes les sensibilités. On reçoit Icíar Bollaín, la cinéaste espagnole qui a, pratiquement à elle seule, changé la problématique des violences conjugales en Espagne avec un de ses films. C’est la force du cinéma. On reçoit Simone Bitton qui travaille sur les problématiques Israël-Palestine depuis longtemps. Nous savons que le cinéma peut changer parfois le cours de l’histoire.
Quand même, en invitant Kechiche, ne prenez-vous pas le risque de donner l’impression de légitimer ce regard d’agresseur qui est une réalité de tous les jours pour les femmes ?
C’est une question qu’on pourra lui poser. Moi, je ne suis pas là pour juger de ses méthodes de travail dont les accusations n’ont jamais abouti à une mise en examen. Il faut faire la part des choses. Je pense que sa carrière reflète aussi des méthodes de travail que la plupart des comédiennes ont reconnu après coup comme les ayant sublimées. À chaque film, les nominations et prix pour les comédiennes sont systématiques. Le double prix d’interprétation féminine à Cannes pour Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos est une chose unique. Quand Léa Seydoux dit qu’elle ne tournera plus avec lui car ça ne lui convenait pas, je trouve ça complètement légitime qu’elle ne veuille pas vouloir se faire de mal. Elle est dans son droit. Mais il y a tellement de comédiennes qui rêvent de tourner avec lui… Disant cela, je ne justifie pas ses méthodes et il ne faut pas invisibiliser les personnes traumatisées. En revanche, j’ai entendu des techniciens de haute volée qui disaient : “C’est génial de travailler avec lui mais je ne le referai plus“.
Des tournages où l’exigence de l’artiste fait que ça prend des heures, il y en a des dizaines. Ce n’est pas un cas isolé. Il y a beaucoup de cinéastes tyranniques ou manipulateurs qui ont été encensé.es comme Leos Carax, Catherine Breillat ou Joachim Lafosse. Là où je m’interroge c’est pourquoi Abdellatif Kechiche est particulièrement mis en cause par rapport à d’autres. Je n’ai pas la réponse. Est-ce que c’est parce que nous vivons dans la région où il a tourné, que nous avons davantage de témoignages directs ?
D’un autre côté, même dans l’équipe, il a été dit, à l’unanimité, qu’il est l’un plus grands cinéastes français vivants, que l’œuvre qu’il a créée en sept films est unique et puissante. Notre travail au Cinemed est de mettre en lumière cette œuvre, de l’inviter à en parler, à témoigner, à dialoguer sur toutes ces problématiques, aussi.
« Polanski est accusé de viol, ce n’est pas pareil quand même ! »
Depuis 2007 avec Tarana Burke (3), il y a eu une prise de conscience des comédiennes et femmes cinéastes n’acceptant plus, au nom de l’art, des choses intolérables. Malgré cela, des cinéastes comme Kechiche et Polanski reçoivent des prix. Est-ce que ce n’est pas problématique ?
Il ne faut pas tout mélanger. Les agressions de Asia Argento ou de Roman Polanski se sont produites dans leur sphère privée. Asia Argento a été violée dans une chambre d’hôtel par Harvey Weinstein, Polanski est accusé de viol aux États-Unis. Pour Kechiche, c’est différent, il ne faut pas le catégoriser dans la même sphère (4). Bien sûr qu’il va mettre de l’intime dans la sphère professionnelle : on a parlé de ces histoires d’alcool donné à tout le monde pour que les scènes de boites de nuit soient plus réalistes.
L’année dernière, vous aviez accueilli Asia Argento comme présidente du jury de l’Antigone d’Or, l’une des figures de proue du Mouvement #MeToo, mais elle-même accusée d’agression sur mineur. En choisissant de mettre à l’honneur des artistes aussi peu consensuels, vous paraissez vouloir séparer l’homme ou la femme de l’artiste ? Est-ce une position morale en tant que professionnel du cinéma ? Dans cette logique, pourriez-vous recevoir, dans les mêmes termes, Roman Polanski ?
Ça va au-delà de séparer l’homme de l’artiste : Polanski et Weinstein sont accusés de crimes. Car le viol est un crime. Ce n’est pas pareil quand même… Notez que l’histoire d’Asia avec son comédien a été enterrée mais pour Kechiche, ce n’est pas la même chose. C’est là où il y a de l’hypocrisie car ce n’est pas nouveau cette exigence de Abdellatif Kechiche. Elle est connue. Et pourtant, de nombreuses actrices sont revenues jouer dans « Intermezzo ». La question est : jusqu’à quel point on accepte de mettre à mal notre liberté ?
Quel prix à payer pour faire un bon film ?
L’une des caractéristiques des films de Kechiche, c’est l’extrême fluidité et le naturel de l’interprétation. On est frappés à chaque fois de voir à quel point les comédiennes sont justes et formidables. C’est là son talent aussi, de révéler ces jeunes comédiens et comédiennes. Après « La Vie d’Adèle », beaucoup d’acteurs et actrices ont rêvé de tourner avec lui, car c’est un découvreur de talents (Aure Atika, Sara Forestier, Adèle Exarchopoulos, etc.) comme tout le monde rêve de tourner avec Spielberg !
« Je suis heureux qu’il choisisse Montpellier pour réapparaître »
On dit Kechiche isolé, un peu grillé dans le métier. En tant que secrétaire général de la Quinzaine des cinéastes, qu’en pensez-vous ?
Je ne m’attendais pas à un tel engouement quant à sa venue. Que ce soit Michele Halberstadt, la distributrice d’ARP (5), que ce soit la présidente du jury Rachida Brakni, ou les journalistes, tout le monde attend la master class. Il y a une unanimité de la profession pour dire qu’il fallait mettre en lumière cette œuvre. On m’a même demandé de changer l’horaire d’un film en compétition pour pouvoir assister à cette master class ! Son isolement peut être comparé à celui de Leos Carax qui a épuisé un nombre de producteurs conséquent durant sa carrière, par son exigence.
Mais cet isolement est devenu tout à fait relatif maintenant. Il a correspondu à une période où « Intermezzo » était trop long, toujours pas sorti pour des questions de droits musicaux principalement. Les gens attendent le film et « Canto Due » aussi qui devrait être prêt pour Cannes, l’année prochaine. Je suis heureux qu’il choisisse Montpellier et Cinemed pour réapparaître et se remettre le pied à l’étrier.
En quoi va consister la master class. Pourquoi avoir choisi Pascal Mérigeau pour la mener qui n’est pas connu pour être le plus progressiste des critiques de cinéma ? Qui va assurer ce questionnement nécessaire ?
C’est Pascal Mérigeau qui mènera la master class mais les journalistes et le public pourront lui poser des questions. Je le sens relativement en confiance pour dialoguer et écouter aussi. Nous serons là pour l’entendre parler de la manière avec laquelle il fait du cinéma et sur ce qu’il pense de l’art cinématographique.
(1) Master class avec Abdellatif Kechiche, animée par le journaliste et critique Pascal Mérigeau, vendredi 28 octobre à 17h au Corum, salle Einstein. Entrée libre.
(2) Le Mouvement HF Occitanie LR Montpellier appelle à un rassemblement devant le Corum où le cinéaste donnera sa masterclass à 17h, le 28 octobre prochain.
(3) Tarana Burke est une militante américaine, connue pour avoir lancé la campagne Me Too dès 2007 pour dénoncer les violences sexuelles, notamment à l’encontre des minorités visibles. Le Mouvement #MeToo a ensuite pris de l’ampleur en 2017 avec l’affaire Weinstein.
(4) Abdellatif Kechiche a été visé par une plainte d’une jeune femme affirmant avoir subi des attouchements lors d’une soirée privée à Paris. Cette enquête, ouverte en octobre 2018, a été classée sans suite pour “infraction insuffisamment caractérisée”, par le Parquet de Paris, en mai 2020.
(5) ARP Selection est une société de production et de distribution cinématographique française.