La directrice du théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, une des metteuses en scène les plus en vue en France, d’origine montpelliéraine, présente à Montpellier « Huit heures ne font pas un jour ». Une « fresque prolétaire » inspirée d’une série télé de Werner Fassbinder. Du 19 au 21 octobre.
Une interview réalisée le 17 décembre 2021, la pièce ayant été initialement programmée en janvier 2022 puis annulée pour cause de Covid.
LOKKO : Bonjour Julie Deliquet, vous avez eu, avant de vous installer à Paris, un parcours montpelliérain ?
JULIE DELIQUET : Ma mère y vit. Je suis arrivée à Lunel à l’âge de onze ans où j’ai fait toute ma scolarité et après mon bac, je suis allée en section cinéma à la faculté Paul Valéry et en parallèle, je me suis inscrite au Conservatoire de Montpellier (ndlr : l’ENSAD), à 18 ans, où je suis retournée quelques années plus tard comme intervenante.
Pourquoi ce texte très peu connu de Fassbinder, par ailleurs écrit pour la télévision ?
Je l’ai découvert un peu par hasard. J’entretiens une relation complice avec les éditions de l’Arche qui nous proposent des textes pour nos ateliers avec les jeunes ou notre comité de lecture au sein du collectif In Vitro. Dans mon travail, la pièce à venir existe à chaque fois comme une sorte d’embryon dans le travail que je suis en train de finir. Comme je venais de faire « Un conte de Noël » d’Arnaud Despleschin, j’ai exprimé à l’Arche le désir d’une œuvre sociale, d’une utopie moderne. C’est là qu’ils m’ont parlé d’une pépite qui est sa première série télé. Ce texte avait déjà trouvé son traducteur et les éditeurs étaient prêts à l’éditer en théâtre si un metteur en scène ou une metteuse en scène s’en emparaient. Ça a fait tilt ! Cette fresque sociale m’a d’autant plus parlé que j’étais alors en lice pour la direction du théâtre Gérard Philippe. Le ton de Fassbinder est fou. C’était loin de ce que je connaissais de lui, de son théâtre et de son cinéma. J’ai été très séduite par ses personnages et par la force des femmes dans cette pièce. Ça reconvoquait toutes les questions qui avaient été originelles dans ma carrière d’artiste : l’héritage de 68, les utopies, le combat féministe, les droits de l’enfant mais moins critiques, plus positives, et surtout plus solidaires.
Alors c’est un théâtre très marqué, très distinctif de cette époque mais pour autant, ce n’est pas du théâtre documentaire ?
Pas du tout. C’est une farce. Fassbinder a 27 ans quand il écrit cette pièce. Il sait que ceux qui vont la regarder ne sont pas les mêmes que ceux qui vont le voir au théâtre ou au cinéma. C’est une pièce sur le peuple écrite pour lui. Il fait un peu comme Jacques Demy parlant de la guerre d’Algérie dans « Les Parapluies de Cherbourg ». Il a saturé les couleurs, exagéré la force de l’imagination au pouvoir, pour dire « c’est possible, vous pouvez le faire ! ». Il s’est fait attaqué, en effet, sur le côté vériste de cette expérience de l’auto-gestion, de l’organisation collective des années 70. Lui, ne pensait pas faire « vrai » mais donner de l’espoir et construire des figures de héros du quotidien. En le montant aujourd’hui, tout en gardant le contexte de l’époque pour éviter les anachronismes, je lui donne un côté vintage que la proposition de Fassbinder, à son époque, avait aussi, avec les pattes d’eph et les moustaches, des acteurs presque déguisés. Il y disait, après le nazisme, après la reconstruction de l’Allemagne, que ces périodes terribles sont aussi fertiles. Par analogie, la pièce peut aussi interroger la nôtre.
Justement, qu’est-ce que ça peut nous dire dans la France d’aujoud’hui ?
Ce que j’aime dans cette œuvre, c’est qu’elle est peu politisée. On l’a d’ailleurs reproché à Fassbinder. Les personnages agissent comme des enfants. Ils n’ont pas de parti politique : le Parti communiste est évidemment interdit en RFA et ils ne sont pas syndiqués. Ils sont sans programme et sans leader. Ils cherchent juste des solutions. Moi, j’ai vécu la pandémie dans le territoire de la Seine-Saint-Denis où j’ai vu des héros du quotidien – les professeurs, le corps hospitalier avec qui nous travaillons, les habitants aussi – inventer des solutions, des solidarités de territoire. Ce n’est pas souvent médiatisé – les médias racontent plutôt la violence – mais la Seine-Saint-Denis est une terre d’exemple. On le dit peu mais toutes les directions de théâtre y sont toutes occupées par des femmes. J’ai été étonnée, même bouleversée, par cette intelligence collective. Je ne me suis pas du tout sentie « non essentielle ». C’est ce que fait Fassbinder qui parle de cet humain-là.
Votre signature c’est ce qu’on appelle le travail au plateau et le goût du collectif. Le collectif, il est aussi dans la fabrication du théâtre ?
Exactement. Notre distribution va de 9 à 75 ans et ce sont aussi des ouvriers d’une certaine façon. Comme les ouvriers d’hier de Saint-Denis, aujourd’hui des retraités, que nous sommes allés voir, dans leurs jardins partagés. On a travaillé sur les archives départementales sur les premières tentatives d’auto-gestion dans le département, nous avons cherché les traces de ce mouvement en écho au travail de Fassbinder.
Julie Deliquet,vous êtes à la tête du théâtre Gérard Philippe depuis mars 2020 où vous succédez à une longue liste de dirigeants masculins depuis Jacques Roussillon, en passant par Daniel Mesguich et Jean-Claude Fall jusqu’à Stanislas Nordey et Jean Bellorini. Vous sentez-vous être le fruit d’un combat paritaire ?
Je n’ai pas l’impression d’être précurseuse mais encore dans un endroit de combat. Nous avons été un collectif de femmes d’une nouvelle génération qui sont aujourd’hui devenus des noms mais ce n’est pas encore gagné (*). La parité est presque atteinte au sein des Centres dramatiques nationaux avec 46% de femmes à leur tête mais il n’y a encore aucune femme dans les gros théâtres nationaux (ndlr : entre temps Caroline Guiela Nguyen a été nommée à la tête du Théâtre National de Strasbourg). Il faut rester vigilant. À Saint-Denis, j’essaie de partager cette « première » avec d’autres femmes : les artistes associés au théâtre sont des femmes. Et également d’élargir à la question de la femme dans le territoire. J’ai un projet avec 30 habitantes de Saint-Denis qui vont rebaptiser la grande salle du théâtre d’un nom de salle qu’elles auront choisi. Je n’ai pas subi dans ma carrière de misogynie ou d’inégalité, au contraire, mais je me sens une responsabilité à ce que ça ne soit plus un thème, à participer à un changement du paysage théâtral français. Qu’on ne dise plus « le nouveau directeur est une directrice » comme cela s’est passé pour moi.
« Huit heures ne font pas un jour » de Rainer Werner Fassbinder, durée 3h, du 19 au 21 octobre à 20h au Domaine d’O, Montpellier. En savoir +.
Pour une bio complète de Julie Deliquet, lire ici.
(*) Dans une tribune publiée en décembre 2021, les dix-neuf directrices de centres dramatiques nationaux ont évoqué leur combat contre l’injustice et pour l’égalité dans un texte commun, à lire ici.
Il s’agit de Nathalie Garraud (Montpellier), Emilie Capliez (Colmar), Chloé Dabert (Reims), Julie Deliquet (Saint-Denis), Carole Thibaut (Montluçon), Maëlle Poésy (Dijon), Macha Makeïeff (Marseille), Muriel Mayette (Nice), Célie Pauthe (Besançon), Aurélie Van den Daele (Limoges), Pascale Daniel-Lacombe (Poitiers), Camille Trouvé (Rouen), Alexandra Tobelaim (Thionville), Julia Vidit (Nancy), Pauline Bayle (Montreuil), Lucie Berelowitsch (Vire), Séverine Chavrier (Orléans) et Catherine Marnas (Bordeaux).
Photos Pascal Victor