Aux 13 Vents : un fascinant bal des folles

Autour de la figure d’Ophélie, « Institut Ophélie » est un étourdissant manifeste féministe aussi exigeant intellectuellement que réjouissant et spectaculaire. À l’écriture et à la mise en scène, le couple Olivier Saccomano-Nathalie Garraud, qui dirige le Centre dramatique national de Montpellier depuis 2017, se montre à son meilleur niveau.

« Très jeune, très vierge, très morte » : en quelques mots, voici Ophélie, noyée romantique, victime de la barbarie d’un certain royaume du Danemark. Ce n’est pas l’épouse d’Hamlet qui apparaît sur scène mais une femme en colère, grinçante, le diable au corps. Ce n’est pas le mortifère « J’obéirai, mon seigneur » de Shakespeare qui sort de sa bouche, mais du défi, de la colère. Tout part donc d’une Ophélie vénère qui sort du cadre de l’histoire. Une « Ophélie devenue pour nous le nom d’un désir, violent et violenté, qui ne s’adapte pas. Un nom à opposer à l’adaptation, normalisation, pacification à l’œuvre depuis cent ans dans les nouveaux royaumes du marché mondial ».

Fidèle du couple Garraud-Saccomano depuis près de 15 ans, l’actrice d’origine espagnole Conchita Paz est sur scène, et n’en sortira pas durant plus d’une heure. Elle va incarner ce mythe à la « face humaine plastique » comme disait Hugo, miroir tendu de nos soumissions. Brisant son assignation, elle sera cette “pensée dangereuse“ dont parle à son sujet Saccomano, ce sort jeté à la face d’une histoire masculiniste.

Un intérieur bourgeois d’un gris tendance, avec tout ce qu’il faut de portes multiples et de tête de cerf empaillé, va constituer le cadre unique et réflexif d’un long continuum historique de Shakespeare à nos jours. Une longue histoire de représentations sexistes qu’incarne, sous de somptueuses lumières, le drap couvrant le corps d’une femme offerte au regard de l’art. Olivier Saccomano s’appuie sur quelques repères historiques qui se succèdent avec fluidité les uns aux autres.

Avec ses gueules cassées, va être évoquée cette période suivant la Première guerre mondiale quand les femmes, sauveuses d’une nation privée d’hommes, se voient interdire d’avorter. Plus tard, l’épousée malheureuse de Hamlet devient une ménagère Kodak, totalement aliénée. Dans les années 60, la nouvelle vague en France réexamine la figure féminine sacrificielle sous des volutes de fumée de cigarette. Ophélie traverse le temps prête pour le grand carambolage des aspirations refoulées à l’heure de #MeToo : « des forces me poussent à parler ».

Il n’était pas gagné d’adhérer à ce spectacle saturé de références et d’esthétiques où se devinent des figures célèbres comme Andhy Wharol, et sa mèche péroxydée, la révolutionnaire Rosa Luxembourg, jetée dans un canal à Berlin, Beauvoir et son turban, ou encore Marylin Monroe, Ophélie d’Hollywood.

Olivier Saccomano a nourri son propos avec une indéniable hauteur intellectuelle tout autant qu’une grande envie de jeu disruptif. Pas de féminisme lénifiant mais une expérience complexe et explosive de plateau, grâce à la mise en scène de Nathalie Garraud, par ailleurs d’une précision horlogère. Cela a des allures de ballet-théâtre avec des entrées mécaniques des acteurs de jardin à cour, sortant puis entrant à nouveau comme des coucous suisses. Les corps sont ultra présents, puissants, parfois quasi-nus. Des corps dansants (sur la magnifique valse de Aram Katchaturian), sièges des révolutions.

Depuis leur arrivée en 2017 à Montpellier, c’est la première fois qu’on voit le travail du couple en « frontal ». Cette forme classique qui place le spectateur face à la scène révèle aussi le niveau de maîtrise de cette co-direction rigoureusement paritaire (lui à l’écriture, elle à la mise en scène) en rassurant au passage sur le fait que la charge d’une telle maison n’ait pas étouffé leur vitalité créative.

Olivier Saccomano n’aime pas trop qu’on parle de théâtre féministe, tandis que Nathalie Garraud revendique l’idée de départ, soufflée à son compagnon, de faire d’Ophélie un sujet de théâtre. Et de la mettre au centre du plateau. On voit à peu près le genre de débats fertiles au sein de la troupe. Davantage un beau moment de théâtre, c’est entendu, qu’un théâtre féministe. Un fascinant bal des folles, où plane l’ombre funeste de Charcot (père de l’hystérie), précipité d’une histoire de l’écrasement du féminin qui finit par : « Tenez bon ! »

Donnée fin 2022, cette pièce est reprise les 7, 14 décembre 2023 à 19h, les 8, 13, 15, 19 et 20 décembre à 20h. Rens, ici

Photos Jean-Louis Fernandez.

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