Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Mais un naufrage survient qui change les rapports de domination parmi les survivants. Avec « Sans filtre », Ruben Östlund est l’heureux gagnant d’une seconde Palme d’or à Cannes. À force de tirer sur tout, tous azimuts, le film ne laisse plus grand-chose aux spectateurs sinon le réflexe du rire ou du silence.
Tout d’abord, une pensée pour l’éclatante Charlbi Dean Kriek, interprète de Yaya (à gauche sur la photo de UNE), décédée le 29 août dernier. La France choisit de traduire « Triangle of Sadness » par « Sans filtre » qui donne son titre au film primé par la Palme d’or 2022, scénarisé et réalisé par Ruben Östlund. L’œuvre est qualifiée de comédie satirique, satire apparemment critique, à la fois, des économies capitaliste et communiste. Sous des airs sympathiques de lutte marxiste, anti-riches, anti-patriarcale, s’attaquant au pouvoir des boomers, aux futilités des nouvelles consommations, au sexisme à l’égard des femmes, la pellicule retourne contre eux-mêmes, dans les faits, plusieurs terrains de guerre, plus ou moins silencieuse et invisible : l’individu, le couple, la société, les lois psychologiques et sociales structurant les personnes et communautés quels qu’en soient les leaders. Le bien n’est jamais, aux yeux du scénariste-réalisateur, le bon.
Satisfaire les désirs des maîtres
Le titre original renvoie aux rides du lion, aussi appelées glabelles. Des injections de toxine botulique permettent de les détendre. Comme nous l’apprennent les minutes introductives, les mannequins de mode, hommes et femmes, doivent s’en servir pour exprimer des émotions sommaires et des passions rudimentaires : satisfaction et mécontentement qui seront le fil rouge et les deux piliers du scénario qui repose sur peu ; et ce n’est pas une critique. Il faut satisfaire les désirs de tout maître, homme ou femme, qui vous font vivre, n’est-ce pas ? Le déplaisir et la recherche du plaisir immédiat motivent le renversement ainsi que la constitution de castes qui n’ont de nouveau que l’emballage.
Pour faire entrer son public dans son œuvre, Östlund s’appuie sur un couple de mannequins, Carl et Yaya, beaux et jeunes, aaaaaaaaah Harris Dickinson dont je suis la carrière depuis son premier long-métrage « Les Bums de plage », voyez ce film ; et c’est pour l’acteur et son physique que je suis allé voir le long-métrage primé, les prix reçus n’ayant aucun effet notable sur ma consommation culturelle. Il paraît, a dit quelqu’un de LOKKO, que nous sommes nombreux à nous déplacer au cinéma pour ce type de raison légère, le physique de telle ou tel. La jeunesse et la beauté, c’est logique et la norme dans le milieu professionnel des deux tourtereaux. Yaya gagne plus que Carl. Voilà un des rares métiers, le mannequinat, où les femmes signent des contrats plus financièrement juteux que les hommes. L’argent, les relations d’argent entre les individus et au sein du partenariat amoureux, l’échange de bons procédés sont l’un des cœurs battants de « Triangle of Sadness » et de la vie quotidienne. Chacun des deux sexes y va de son pas de danse et de ses traquenards pour acculer et assujettir l’autre et son semblable. Le Triangle de la Tristesse, bien qu’entre les sourcils, évoque, c’est compris, les anomalies et les disparitions à l’intérieur de l’encore plus fameux Triangle des Bermudes. De son côté, le film rend visible l’engloutissement pépère de la lutte des classes et de l’humanité qui croit, pourtant, s’en sortir par le haut et aussi par le bas.
Autoritaires et victimaires
Avec le titre français, « Sans filtre », c’est Instagram et le Ça freudien qui se tiennent main dans la main. Yaya est une influenceuse aidée du point de vue technique par son chéri. Quant au Ça et à l’absence de Surmoi, ils donnent une partie de son carburant tragi-comique au film. Celles et ceux qui ont le rire qui dégorge grâce à des scènes grotesques, rabelaisiennes et se fichant de la bienséance, coucou l’Allemande Therese et son handicap, In Den Volken, riront à gorge déployée devant la mesquinerie, l’inertie, la saleté, la méchanceté des personnages devenant, peu à peu, aussi autoritaires et victimaires, pouilleux, physiquement et moralement, les unes que les autres. Qui d’autres que nous dans la vraie vie ? Voir et entendre les immondices matérielles et morales qui s’accumulent dans le film ; penser à une amie, hélas perdue de vue, Nathalie, qui vomit quand elle voit quelqu’un vomir, en vrai ou sur un écran. Se demander quelle aurait sa réaction physique devant la longue scène montypithonesque du repas, aux plats très raffinés, sur le bateau qui tangue fort pendant une tempête. Et rire encore plus.
Même si Ruben Östlund se prévaut du droit à la satire, son regard sur l’être humain n’en reste pas moins, ce me semble, malaisant. Le malaisant me faisant me marrer et ne me posant pas de problème, comme vous, j’espère, j’ai beaucoup ri pendant la séance. J’ai écouté les autres spectateurs ; j’étais le seul à rire. Mention spéciale au comique de Zlatko Burić à l’aise autant dans le clownesque bruyant que dans la délicatesse du jeu muet. Quoique Croate et Danois, c’est la seconde fois, après « 2012 » de Roland Emmerich, que je le vois interpréter un riche russe voire un Russe riche. Ce que lui, portrayant Dimitry, et Woody Harrelson font est impeccable. Entre ces deux monstres d’acteurs, l’alchimie drolatique fonctionne. Leurs scènes d’ivrognes philosophant en philosophie politique et économique, grâce à des citations, sont des perles que d’autres auraient transformées en simples porcheries. Östlund, il faut bien le dire, plaque, dans la verve de ses personnages, des clichés empêchant son cinéma de réfléchir et mener des idées et des situations qui sortent des lieux communs et des attendus du genre. Ses actrices et acteurs sauvent ses dialogues. Les nantis sont des salauds. Les moins nantis aussi. Tout le monde est des salauds mais le réal est intelligent : il a eu la Palme d’or.
Patriarcat versus matriarcat
Que montre le film ? Sur les territoires sexuel, physiologique, économique, moral s’exercent le sens pratique, la bêtise, la corruption, le goût inné de la puissance sur autrui, l’égoïsme cher à Max Stirner – lisez « L’Unique et sa propriété ». Cela compose tous les humains, dominants comme dominés. Östlund dézingue tout et tout le monde à l’écran : personne ne sort grandi de la salle de cinéma, ni ses personnages ni ses spectateurs. Suite au naufrage de l’immense yacht ultra-luxueux, une femme de ménage, asiatique, ça change, sans enfant, entre deux âge, devient le maître des naufragés, coucou la dialectique hégélienne et tarte à la crème du maître et de l’esclave. Le patriarcat est abattu pour laisser place au matriarcat que fêtent les personnages féminins, ouais, nous sommes copines, pardon : des sœurs à la vie à la mort maintenant ; la rétribution paraît conforme aux lois de l’effort accompli. Personne n’est sensible aux indices, sur l’île où ils ont échoué, qui sauveraient les rescapés : la présence d’une ânesse et de certains déchets, par exemple. Malgré tous ses efforts, l’espèce humaine est et restera conne.
Néanmoins « Sans filtre » reste lucide – est-ce le juste adjectif ? – jusqu’au bout : changer les mots de la domination, sous n’importe quel costume, n’enlève pas la domination. Cela fait du bien dans notre monde qui, se voulant, chez les initié(e)s, non-binaire, est encore plus monolithique dans ses conclusions. Un homme, une femme, ici ou là, vous voudront et feront toujours du mal même en vous faisant et voulant du bien. Il n’y a pas d’issue. Voilà, c’est malaisant. C’est, sans doute, le sens de la course finale de Carl : part-il sauver quelqu’un ou tente-t-il de s’échapper à jamais ? La gaudriole, c’est rigolo ; néanmoins, pour être invité à plus de réflexion, relire « I.G.H » de J.G. Ballard, l’autobiographie d’Emma Goldman et les livres de l’anarchiste chrétien Jacques Ellul. De grands auteurs sur la Liberté et les dominations.