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Le fascinant théâtre queer élisabéthain de Bruno Geslin

Bruno Geslin réactive au temps présent, piqué de culture queer, l’univers de Christopher Marlowe, contemporain de Shakespeare. Une pièce fascinante, encore visible à Nîmes très prochainement.

À Londres, fin du XVIe siècle, début du XVIIe, il reste hors de question que des femmes se montrent en comédiennes sur scène. Ce sont donc des hommes qui interprètent les rôles féminins. Comme en écho, une circulation de genre se retrouve aujourd’hui dans la distribution de la pièce “Le feu, la fumée, le soufre”. Laquelle vient de marquer brillamment les spectateurs du théâtre Jean-Claude Carrière au Domaine d’O -avant de migrer vers le Théâtre de Nîmes (*). Mise en scène par Bruno Geslin -dont une part essentielle du travail se développe dans notre région- cette pièce est une adaptation d’ « Edouard II”, composée en 1592 par Christopher Marlowe, contemporain fulgurant de William Shakespeare.

Ce sont donc des hommes qui interprètent les rôles féminins. Comme en écho, une circulation de genre se retrouve aujourd’hui dans la distribution de la pièce de Bruno Geslin.

Ce sont deux comédiennes, Claude Degliame et Alizée Soudet qui y interprètent deux rôles masculins majeurs : le roi Edouard II lui-même, éperdu d’amour pour Gaveston, son jeune amant qui avait été exilé. Une fois sur le trône, Edouard II a le pouvoir de faire rentrer Gaveston auprès de lui. Il le gratifie des titres les plus brillants du royaume. Cela non sans déclencher la colère haineuse des relais traditionnels du pouvoir, politique, militaire, religieux. Quant à son épouse la reine, bafouée, elle prend sur scène les traits du performeur, danseur et fort heureusement chanteur Olivier Normand (qu’on avait connu en d’autres temps étudiant de la formation “ex.e.r.ce” du Centre chorégraphique de Montpellier). 

Les interdits en vigueur sur les scènes londoniennes en 1592 n’ont plus cours. En 2022, qu’est-ce que les nouvelles circulations de genre font aux rôles théâtraux, et réciproquement, dans “Le feu, la fumée, le soufre”, adaptation actuelle d’“Edouard II”? Follement pertinentes, elles font un puissant moteur pour la grande opération générale de déplacement qu’opère la mise en scène de Bruno Geslin. Non gommée, la silhouette féminine de Claude Degliame amène au personnage du monarque un flottement qui active la faille entre la carrure institutionnelle du chef d’État et le trouble incandescent de sa passion amoureuse, qui affole la cour.

Follement pertinentes, elles font un puissant moteur pour la grande opération générale de déplacement qu’opère la mise en scène de Bruno Geslin.

À son côté, la plus jeune Alizée Soudet, frêle et incisive, et qui est aussi danseuse, fait bondir Gaveston, en cultivant la très vive tonalité gestuelle saccadée, qu’on trouve aujourd’hui à certaines jeunes filles furieusement démarquées des assignations bimbo. On se tromperait à ne voir là qu’une paire de héros gay, martyres de la raison d’État qui se déchaîne contre leur couple scandaleusement affiché. Relayés par la figure d’une reine de très haute stature, elle pétrie de masculin, ces transferts de genre ouvrent à un trouble plus généralisé. Cela va jusqu’à la question des registres vocaux, qui oublient les effets de coffre des grands rôles, de sorte que la spectatrice, le spectateur peuvent perdre une part certaine de l’intelligibilité des dialogues. Justement : c’est entrer dans l’incertain.

C’est toute cette cour d’aristocrates, de comploteurs, de religieux, de tartuffes, de traîtres, qui font un  entrelacs inextricable d’ambitions, de frustrations, d’alliances, de faux-semblants. Une basse-cour caquetante, sautillante, toute de rondes suspectes, de passions vénéneuses, de dérives décadentes, dans une sensualité enivrée par la fièvre pathologique du pouvoir. Tout est impur. Tout est baroque. Ielles sont onze comédien.nes au total, pour peupler de vingt personnages, ce capharnaüm parfois brillant, souvent putride, les deux en connexion intime. 

Bruno Geslin ne met pas en scène des corps identitaires. Brouillant les genres, il convoque des complexions.

Un décor de vieilles galeries spiralées -pour tours et détours, chutes et élévations- peut évoquer les tréteaux d’un théâtre parfois bouffon, sinon le podium d’un drag-show, ou l’humeur clair-obscure d’une rave. De somptueuses coupures de lenteur silencieuse font place à de patientes processions macabres ; instant propice à un resserrement sur les émotions ultimes, aux fins d’éclats tragiques, qui opèrent au fond du sens. Quel étrange objet théâtral, si follement complexe qu’on s’étonne qu’il parvienne sans sombrer, au terme de plus de deux heures et demi de traversée, où l’on se sent balancé au bain -de sang ?- emporté, plutôt qu’esclave appliqué de la narration des péripéties par une langue qui se fantasmerait classique et cristalline, ici rendue crue jusqu’à des embardées de grossièreté.

Ereinté, Edouard II lâche, un instant, à propos des menées hostiles qui l’acculent : “Comme ils s’empressent de me déchirer en deux !” En effet, le pouvoir exige la restauration d’un ordre illusoire binaire, quand toute la réalité n’est qu’un étourdissement de métamorphoses. Bruno Geslin ne met pas en scène des corps identitaires. Brouillant les genres, il convoque des complexions : des êtres aux contours non bornés, tout dans l’épaisseur mouvante de leurs sources et intentions multiples. Et tout le plateau se livre à une dynamique plastique. Formidablement actuel, ce théâtre est d’autant plus remarquable qu’il en passe néanmoins par le texte et le grand répertoire.

(*) “Le feu, la fumée, le soufre”. Prochaines dates au Théâtre de Nîmes : 16 et 17 novembre. www.theatredenimes.com

Photos : UNE @Sandy Korzewka, @Gilles Vidal

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