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Le quartier d’Antigone revisité au fil de la ZAT

Monumentalité écrasante et périmée ? Ou chef d’œuvre audacieux appelé à défier l’histoire ? On est allé se poser la question au cœur de la Zone Artistique Temporaire qui animait le quartier extraordinaire d’Antigone pendant le week-end du 11 novembre.

Au début, on craignait pas mal. Cent danseurs.es amateur.ices avaient été réunis sur la Place du Nombre d’or à Antigone, le vendredi 11 novembre en fin de matinée, pour l’inauguration de la ZAT. La chorégraphie annoncée était une adaptation de la pièce « Tragédie », d’Olivier Dubois. Lors de sa création sur scène (en 2014), l’auteur des présentes lignes l’avait trouvée insupportablement frontale, martiale, et pour tout dire fascisante. Ce côté monumental n’allait-il pas s’épuiser à surenchérir vainement sur la monumentalité architecturale du quartier créé par Ricardo Bofill ?

À ras de citoyenneté

Crainte dissipée à la fin : quantité de nouvelles combinaisons, variations de direction et fragmentation de la masse dansante ont été introduites dans cette version. Les amateur.ices montpelliérain.es y ont fait montre d’une très forte implication. Si bien que l’ordonnancement implacable du départ laisse place à une arborescence de présences. C’est comme un glaçon qui se serait dilué. Tout ça se percevait de manière horizontale, à ras de citoyenneté.

Trente-six heures plus tard, renversement à la verticale. Pour clôturer la ZAT, un feu d’artifice est tiré au-dessus de cette même place du Nombre d’or. À travers les feuillages, incroyablement tenaces dans cet automne trop doux, on perçoit l’intention d’élévation pour magnifier le dôme céleste que l’architecte catalan évoquait lui-même. Lui indiquait que la partie bâtie, avec ses grandes corniches surplombantes, restituait les proportions parfaites d’une basilique italienne d’âge classique. De façon assez facétieuse, un deuxième feu d’artifice, non annoncé, était tiré plus tard dans la soirée de ce même samedi, pour poser le point final, cette fois définitif, de l’événement.

Pastiche totalitaire ou geste architectural total ? 

Horizontal. Vertical. Attendu. Inattendu. Pour tout dire, en « vieux montpelliérain », on avait choisi de se rendre à cette ZAT avec l’attente qu’elle contribue à répondre à cette question que paraît être, en lui-même, le quartier d’Antigone. Quarante années après sa création, il n’a toujours pas cessé de susciter débat, entre celles et ceux qui y voient un navrant pastiche d’architecture totalitaire, uniforme et écrasante ; et ceux qui y voient la réussite d’un geste urbain et architectural total, d’une envergure qu’il est rarement donné d’observer.

Horizontal ? Vertical ? Au cours de cette ZAT, un joli déclic mental aura été apporté par la visite commentée de Frédérique Villemur. Elle est professeure à l’école d’architecture de Montpellier. Elle s’intéresse spécialement aux liens de cette spécialité avec les autres arts ; tout particulièrement la chorégraphie, dont elle est passionnée. Elle est aussi très concernée par les questions du genre. Quand elle nous fait visiter Antigone, elle amène une dimension très directement sensible, voire sensuelle, et répète sa grande question : « Quelle architecture pour quels corps ? Quels corps pour quelle architecture ? ». Car les architectes abritent et orchestrent des présences humaines.

D’où le déclic : « Détachez-vous de l’impression très forte qui se dégage à la vision des façades. Déplacez votre attention vers la perception de l’espace, les volumes libres, les ouvertures, le rapport du terrain de plain-pied avec le ciel ». Douceur dans la hauteur des marches d’escalier extérieurs, ondulation confortable du dossier des gigantesques bancs qui constituent en fait les deux bordures latérales de la Place du Millénaire. Tout est aussi à percevoir sur le mode de la théâtralité, en recoins et coulisses, passages dérobés, dont Frédérique Villemur craint toutefois qu’ils soient peu favorables à la tranquillité des femmes après la nuit tombée.

Des statues féminines en piteux état

Avec elle, on s’amuse en constatant que parmi les copies de statues antiques, quelque peu surjouées, la Vénus d’Arles de la place Zeus est tombée, brisée en morceaux, finalement disparue ; sa voisine Diane chasseresse est en très piteux état. Plus loin, la Victoire de Samothrace de la place de L’Europe a dû être retirée, de crainte qu’elle s’effondre à son tour. Que penser de ce massacre survenu dans l’imagerie féminine, quand les « Trois Éphèbes » ont été replacés en gloire sur la place de Thessalie après leur expulsion de la Comédie ? D’un bras glorieux, l’un des trois hommes de bronze désigne l’Hôtel de Région, épicentre de la dramaturgie politique des années 90 et 20 00 montpelliéraines ; un autre se prend la tête, lui tourné vers le Polygone. Le geste architectural d’Antigone n’avait-il pas été pensé en contre-modèle du centre commercial qui verrouille l’ancienne ville ?

Tout autour, la place de Thessalie a réjoui, pour ces deux jours d’été resplendissant de la Saint-Martin, une foule d’enfants qu’elle attirait comme une aire de jeux géante et inventive. On se dit que c’est l’Antigone qu’on aimerait voir plus souvent, accueillante à une vraie vie de rue, aussi grouillante qu’aimable. Cette intention de rambla animait sûrement l’architecte barcelonais, au point que cela compensait, à ses yeux, l’attente déçue de petits balcons individuels. Oui mais les usages montpelliérains ne sont pas ceux de Barcelone…

Certains des spectacles de la ZAT, comme l’impressionnante lévitation proposée par Camille Boitel (photo ci-dessous) ou la somptueuse ondulation gravitaire de Yin Zéro (à la UNE), défiaient une projection cosmique des espaces du quartier, telle qu’on l’attend des pratiques d’art in situ. D’autres spectacles, au contraire, se contentaient d’une version de tréteaux, devant gradins, de pièces qu’on imaginerait aussi bien en salle. C’est alors moins saillant. Il faut dire que le défi de soulever les proportions d’un espace urbain très dense sur une trentaine d’hectares n’est pas tout simple à relever.

Sur les bords du Lez, même un peu cheap, les installations plasticiennes et environnementalistes, impliquant volontiers des étudiants, ont excité le désir de repenser complètement ce bassin : le re-végétaliser, le rehausser d’interventions artistiques contemporaines, affranchies de la pesanteur pompière des copies d’anciens. Retrouvons notre guide Frédérique Villemur à cet endroit, piquant notre curiosité pour l’impressionnante statue de l’Orlando Furioso, commandée par Bofill lui-même au sculpteur catalan exilé Fenosa.

Au pied des marches des « guinguettes », ce monument est tourné vers l’arrogant Hôtel de Région, caricature de l’architecture de pouvoir. Oui mais la statue elle-même présente une invraisemblable figure de guerrier ployant sous le poids de son cheval mort, qu’il s’entête à déplacer. À genoux, on est ici au bout d’un axe qui s’amorce en amont de l’Écusson, avec la statue équestre de Louis XIV tout en gloire au Peyrou. Frédérique Villemur aime à déceler dans cet Orlando accablé au bord du Lez, un trait d’ironique insolence adressée aux élus par Ricardo Bofill, alors même qu’il savait leur construire le néo-Versailles dont ils rêvaient.

En conférence de psychanalyse urbaine, Laurent Petit (ci-dessus) nous avait présenté Antigone comme un moment de débordement, sur le corps urbain montpelliérain, resté adolescent, voire un rien immature, puisque n’ayant guère que mille ans d’âge, en comparaison de ses voisines Nîmes, Arles, Narbonne, elles issues de l’Antiquité. Il y a, c’est vrai, un flottement de l’éthos montpelliérain, et nul doute qu’à l’orée de l’An 2000, Georges Frêche aura cherché à en consolider de grandes visées.

Un geste de gauche

Dans une autre visite guidée d’Antigone pour la ZAT, l’architecte Yann Legouis aura considéré que la construction de quatre mille logements sociaux à un jet de caillou de l’Écusson était un geste authentiquement de gauche. Et dans son ensemble le projet aura constitué un moment majeur d’architecture, conçu comme l’invention de la totalité d’un vaste quartier à vivre. Dans cette optique, le plus réussi serait les petits immeubles à patio, sur les franges du quartier, côté lycée Mermoz. Mais nul n’y va jamais, ni même la ZAT. De sorte que c’est finalement l’image d’axe triomphal, grandiloquent, politiquement problématique, qui prédomine dans les regards.

C’est alors qu’il faut savoir prendre le temps de lever les yeux, détailler les façades, et alors constater une diversité insoupçonnée. On peut s’en réjouir, comme d’une découverte. On peut y déplorer l’avant-signe de la post-modernité en architecture, dérivant vers les purs effets décoratifs de façade. Et la question repart. L’essentiel étant qu’il y ait question.

Photos Cécile Mella/ZAT.

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