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D’amour et d’à mort : la corrida d’Angélica Liddel

Avec « Liebestod », un hommage au toreo Juan Belmonte entre scarifications et imprécations, une pièce présentée en 2021 au festival d’Avignon, vue les 2 et 3 décembre au théâtre Jean-Claude Carrière, la performeuse espagnole Angélica Liddel suscite bouleversement ou perplexité, mais dérange à tout coup.

Toute pièce d’Angélica Liddel fait songer à une impétueuse coulée de lave incandescente, avec crevasses et bouillonnements, saillies lumineuses et glissements sans retenue. Son art a la violence de la souffrance hurlée sur scène. Il est à ce point tumultueux que l’une de ses qualités remarquables est de parvenir à faire une pièce ; poursuivre jusqu’à son terme sans s’effondrer en chemin. À ce stade, le fantasme du critique pourrait prétendre à en produire une synthèse transversale et globalisante. Comme d’hab. Or une telle cohérence entrerait en contradiction avec la matière même de ce théâtre en fusion.

Dans les lignes qui suivent, on voudra plutôt s’en tenir à relever quelques indices et éclats qui font signes au cours des deux heures que dure une représentation de « Liebestod » (El olor a sangre no se me quita de los ojos (l’odeur du sang ne me quitte pas des yeux), Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III ». Soit la dernière pièce de la performeuse, autrice et metteuse en scène espagnole, qui secoua le Festival d’Avignon 2021.

Le pouvoir d’attraction de cette artiste viendrait-il à s’émousser ?

À présent en tournée, la pièce Liebestod vient d’être vue ces 2 et 3 décembre, au théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O, étrangement non complet (on croyait tout un gros public montpelliérain acquis à Angélica Liddel, emblématique d’un théâtre de radicalité, que défendait en son temps Rodrigo Garcia, mais qu’ont aussi programmée ses actuels successeurs à la tête du théâtre des 13 Vents). Le pouvoir d’attraction de cette artiste viendrait-il à s’émousser ?

La question n’est pas hors sujet : elle-même consacre toute une séquence de sa pièce à parodier la lassitude, la perte de crédit, que ses « admonestations ridicules » provoqueraient aux yeux et aux oreilles d’une part du public. Cela non sans régler ses comptes avec un art du théâtre globalement mensonger, surtout lorsque son entretien est confié à des « fonctionnaires », dans un pays, la France laïque, occupée à cultiver « les droits » bien plus qu’à se projeter dans « la transcendance ». Bilan : « Les spectateurs ne veulent pas des artistes ; ils veulent des figurants ».

D’impressionnantes séquences de théâtre vocal incantatoire

Seule en scène le plus souvent, la performance d’Angélica Liddel est celle d’un texte volubile, un discours de l’amour éperdument attendu par l’artiste, mais éternellement inatteint. Cela s’éructe par rafales de mots, hocquets, stridences, secousses et apnées. D’impressionnantes séquences de théâtre vocal incantatoire, guttural, se chevillent à la désarticulation de danses de pantin disloqué. La musique et le chant sévillans, ardents dans l’âme, tournent à la fureur, propice à la frénésie d’écartellements corporels.

La performeuse Angélica Liddel dans "Liebestod (L'odeur du sang ne me quitte pas des yeux) Juan BelmonteHistoire(s) du théâtre III"

Avec une résonnance d’actualité, étrange mais fortuite, la corrida est un thème essentiel de Liebestod. La réplique d’un taureau grandeur nature en occupe la scène, comme en dialogue muet d’une puissance tutellaire avec la performeuse. Pour celle-ci, c’est bien dans l’art de toréer que subsiste un sens du tragique et de la transcendance. « Liebestod », final de l’opéra « Tristan et Yseult » de Richard Wagner, signifie, en langue allemande « mort d’amour ». Quant au Juan Belmonte (dont la mention suit dans le titre d’Angélica Liddel), il fut le torero mythique qui poussa à l’extrême l’acceptation immobile de la menace de la charge du taureau. Il estimait que « le toreo est exercice spirituel ». On torée « avec Dieu qui tourne autour ». Mais c’est finalement par le suicide que connut son terme l’existence de celui qui avait des milliers de fois risqué et administré la mort.

Dérapage réac ?

« La seule façon de se libérer de la mort, c’est de la désirer », nous défie l’artiste, chez qui la question du suicide n’est que manière absolue d’honorer la vie, quand il est devenu invivable d’en supporter les détestables vanités. Nous allons « cloués à cette croix qui est notre propre corps ». Pasolini, Genet, Rimbaud, Baudelaire, Fassbinder, Artaud : entre autres, Angélica Liddel invoque un panthéon d’auteurs de la radicalité insurgée ou maudite – mais quel sens accorder au fait qu’il s’agisse exclusivement d’hommes ? Ses critiques des engagements écologistes, ou syndicaux, dérapent sur le tournant réac, dans une fièvre oratoire de la provocation.

De façon aussi questionnante, mais d’une autre manière, Emil Cioran est le plus souvent évoqué. Certes l’auteur roumain exilé cultivait, proche d’elle, la conviction que « sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours ». À part quoi, son écriture froide et réservée, sa personnalité discrète, en auront fait un « contre-Liddel ». Leur appariement dans « Liebestod » est alors peu attendu, comme d’eau et de feu. N’est-ce pas dire que l’apparence formelle est bien seconde, quand le fond d’intensité tragique resterait commun aux deux artistes?

La performeuse Angélica Liddel dans "Liebestod (L'odeur du sang ne me quitte pas des yeux) Juan BelmonteHistoire(s) du théâtre III"

Autre signe troublant : la place qu’Angélica Liddel accorde aux scarifications. Elle les pratique sur son propre corps, à même la scène. Cela ne surprend plus, venant d’elle. Mais dans « Liebestod », cela vient très tôt dans la pièce, sans qu’une véritable montée en tension dramaturgique ait préalablement préparé ce moment plutôt extrême. L’artiste ne s’y consacrerait-elle, cette fois, que par une sorte de figure obligée, rituel programmé, vite fait bien fait, avant de laisser place au véritable essentiel ?

« Liebestod » recèlerait ainsi un art – un savoir-faire ? – des retournements – des esquives ? – qu’on a vu, plus haut, capable d’aller jusqu’à produire le leurre de sa propre critique ravageuse… Il nous aura semblé que les applaudissements finaux, du type lent, réservé et réfléchi, traduisaient une reconnaissance pour la sincérité d’un bouleversement hors du commun, mais aussi la perplexité pour le soupçon d’un recours à des effets désormais attendus. À tout le moins, il resterait là quelque chose de profondément dérangeant, surgi de tableaux souvent riches d’une intense beauté. Si bien que ce cabaret cruel, ne rechignant pas à exposer des carcasses de viande, ou à faire évoluer sur scène, presque nu, un être humain terriblement mutilé, aurait quelque vertu considérable en cette époque de triste asthénie.

Photos + UNE : @Christophe Raynaud de Lage

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