Une double petite révolution, jeudi et vendredi dernier, au théâtre Jean-Claude Carrière avec_jeanne_dark_ de Marion Siéfert : une mise en scène qui place au cœur le réseau social Instagram, retransmise en live. Le spectacle, qui a fait sensation au festival d’automne à Paris en 2020, s’est joué devant un public très jeune. Assez rare jusqu’ici au domaine d’O…
_jeanne_dark_, c’est le pseudo Instagram que s’est choisi Jeanne, une adolescente de seize ans. Différente, car vierge, bloquée dans son corps, bien loin de la fluidité sexuelle de sa génération, elle est victime de harcèlement au lycée. C’est une pucelle qui vit dans une banlieue populaire d’Orléans dans une famille catholique… Un soir, alors qu’elle est seule dans sa chambre, elle prend la parole en direct sur Instagram.
Le lieu d’abord : la chambre de la jeune fille. Une espace clos immaculé. Lieu de réclusion, où elle est à la fois protégée de la société hostile et de sa propre famille. La tentative d’intrusion d’une mère – à l’amour forcément toxique – est une des scènes les plus poignantes de la représentation. Et la clef d’un mal-être qui va exploser comme une bombe à fragmentation. Marion Siéfert l’a souvent expliqué : il s’agit de sa propre révolte face à la religion familiale pour avoir « colonisé » son intimité.
Sur la scène, l’excellente Helena de Laurens est cette chrysalide énervée. Elle tient son smartphone d’une main en mode selfie. À la fois filmeuse et filmée, elle va composer ce self-movie, cet autoportrait d’une jeune femme s’échappant de l’obscurantisme familial avec une belle énergie. Symbole d’une forme d’aliénation chez les jeunes, Instagram est ici l’outil libérateur, par lequel prend vie un corps nouveau, sous la poussée de la rage impudique de la jeune femme. Sous nos yeux, c’est un corps désirable, tout en chair vibrante qui fait sa mue.
C’est le théâtre lui-même qui se voit subvertir par cette _jeanne_dark_, porteuse d’un art de la mise en scène, avec ses codes, qui réinterroge la scène comme lieu de représentation. La jeune femme, aux longs cheveux ternes et interminables qui refusent d’aller chez le coiffeur, se contorsionne pour faire entrer dans le cadre contraint de son téléphone toute une révolte de corps et d’âme. On la voit installer l’appareil sous son entrejambe qu’elle filme longuement, se jauge devant le visage déformé – jamais avantageux – qui se reflète sur l’écran quand on s’approche trop. Et s’amuse de ces fameux filtres qui font des yeux de biche, entre autres. Rit, crie, exulte sans jamais regarder une seule fois le spectateur en fusion totale avec son téléphone, son miroir, son double, son amant virtuel.
De part et d’autre de la scène, deux écrans retransmettent les commentaires qui sont postés pendant le Live. Chacun chez soi pouvait intervenir librement dans ce direct sur Instagram mais il avait fallu éteindre les téléphones dans la salle. Du pur Instagram avec des commentaires décalés, inconstants, parfois compatissants, souvent railleurs. C’est à ce réseau de super blagueurs nuls en orthographe que la jeune femme allait confier sa douleur, donnant la sensation très ambivalente d’une impasse tragique et à la fois d’une certaine drôlerie.
Dans la salle, des spectateurs très jeunes, ultra-réceptifs, ont fait preuve d’une insoutenable légèreté par rapport aux usages du vieux théâtre, se levant ensemble pour faire un petit tour dehors, aller aux toilettes collectivement peut-être, puis se rasseoir. Ou pour certains que ça saoûlait quitter le spectacle, et pas vraiment sur la pointe des pieds ! Tout un sacré théâtral un peu malmené mais une irruption précieuse, très précieuse à l’occasion d’une mémorable et vertigineuse composition autour de la servitude numérique volontaire.