Le musée Fabre présente une des plus importantes expositions monographiques dédiée à l’œuvre de Djamel Tatah. Le contact avec la peinture puissante, mystérieuse, de ce très grand artiste, vivant depuis peu à Montpellier, est une expérience marquante. À voir jusqu’en avril 2023.
On ne connaissait pas bien Djamel Tatah, pourtant dans quelques grandes collections d’art mondiales, dont on ne sait toujours pas trop ce qui l’a incité à s’installer à Montpellier. On lui posera la question lors d’une prochaine rencontre le 7 février 2023 (*). Le musée Fabre lui a offert des conditions exceptionnelles pour montrer son travail en grand dans une enfilade d’espaces immaculés qui subliment l’implacable rigueur de son travail. Une quarantaine de toiles couvrant trente-cinq années de création, des premières œuvres sur bois réalisées durant les années 1980 jusqu’aux plus récentes, qui constituent un chœur pictural absolument saisissant.
Le voilà, lors de la visite de presse, silhouette fine tout en noir, jusqu’au chapeau noir qu’il ne quittera pas. Du genre qui n’aime pas l’excès de blabla sur les œuvres : “Ma peinture est silencieuse. Imposer le silence face au bruit du monde, c’est en quelque sorte adopter une position politique. Cela incite à prendre du recul et à observer attentivement notre rapport aux autres et à la société.” Il refuse aussi la plupart des interviews. À l’entrée du parcours de l’exposition, un film réalisé par sa fille Saoussen Tatah le dévoile un peu.
Face aux journalistes, il esquive, se livre avec une certaine coolitude aux questions tout en ayant l’air d’apprécier que l’impeccable équipe du musée Fabre, Michel Hilaire, son directeur et la jeune conservatrice Maud Marron-Wojewodzki, prenne le relais pour donner quelques clés. Un journaliste lui demande, en substance, s’il est aussi triste que sa peinture. Sa réponse : “Pas du tout. Je suis joyeux. Vous connaissez Charlot ?” Son amitié avec Rachid Taha (dont il propose un petit portrait en fin d’exposition), deux frères et deux superbes transfuges de classe, dit des choses sur cet homme qui n’a rien de raccord, en apparence, avec la théâtralité et la monumentalité de son œuvre.
Il est selon sa formule : « typique du prolétariat des années 60 ». Son père, Belkacem Tatah, est arrivé en France en 1947, a incité sa femme Bahdja et ses deux fils Smaïl et Nasser à quitter leur Kabylie natale pour s’installer dans la vallée du Gier, entre Lyon et Saint-Étienne. Né à Saint-Chamond en 1959, formé aux Beaux-Arts de Saint-Étienne, Djamel Tatah y vit un moment puis a la bougeotte : Marseille, Montreuil, Paris, Avignon, Montpellier où il fréquente assidument, comme le grand Soulages avant lui, lors de visites rituelles fondatrices, les salles du musée Fabre.
Le parcours commence dans le hall Buren avec une spectaculaire frise de treize panneaux où Djamel Tatah a peint des hommes qui tiennent les murs, des hittistes. C’est avec ces jeunes des banlieues, sans affectation géographique particulière, que démarre le voyage. Et très vite c’est l’interpellation muette dont le visiteur ou la visiteuse est l’objet. C’est une sensation physique qui vous prend mais peu identifiable. Des hommes, des femmes, jamais ensemble, forment des groupes sans qu’aucune narration ne vienne trahir le mystère de leur présence.
Djamel Tatah a réduit à sa plus simple expression l’attitude de ses étranges messagers. Obtenues par le traitement numérique d’images projetées sur la toile, ce sont des œuvres qui relèvent d’une double appartenance, entre abstraction et figuration. Ce qui accroît encore le trouble est cette sensation qu’elles dialoguent, secrètement, d’une toile à l’autre. Au point de créer des énergies en dehors des cadres. La répétition des motifs et des corps, cette écriture sérielle, renforce encore la lecture d’un peuple de peinture venu nous obséder d’autant qu’à cette échelle, les figures humaines sont à la taille du visiteur. Elles ne paraissent pas tout à fait en vie. Ce sont des gisants mais debout, pour certains en marche. Drôle de peuple aux cris muets qui nous convoque et nous secoue sans qu’on puisse vraiment comprendre quel est exactement son problème…
Intitulée « Le Théâtre du silence », l’exposition consacrée à Djamel Tatah annonce clairement la couleur : une exposition beckettienne en diable, mais où le sentiment d’abandon prend des couleurs inattendues dans de généreux aplats. Il y a une chaleur méditerranéenne dans cette peinture de la noirceur existentielle. Et beaucoup d’Algérie. Djamel Tatah a raconté souvent son éblouissement pour Camus, et pour les ruines antiques de Tipaza où se trouve la stèle érigée à la mémoire de l’écrivain. L’une de ses œuvres les plus fortes évoque les « Femmes d’Alger » de Delacroix (ci-dessous) dont le musée Fabre possède une version.
Le musée montpelliérain pour Tatah est une évidence tant sa peinture est érudite, et fait le délice des experts. Il fait écho au grand art classique : une de ses œuvres évoque « Le Penseur » de Rodin (ci-dessous), une autre « La Vierge de l’Annonciation » d’Antonello de Messine.
Mais est aussi reliée aussi à la modernité picturale, d’Édouard Manet (son suicidé ci-dessous) à l’abstraction américaine, dans la lignée de Barnett Newman. Les visages blanchâtres de ses personnages font écho aux enluminures persanes, indiennes ou arabes, mais également à la peinture d’icônes issue de l’art byzantin. Comment ne pas penser aussi à Pina Bausch ?
Djamel Tatah, le théâtre du silence, jusqu’au 16 avril 2023, Musée Fabre, boulevard Bonne Nouvelle, du mardi au dimanche de 10h à 18h, fermé le lundi. Tarif sans réduction : 12€.
(*) Mardi 7 février 2023 : Rencontre avec Djamel Tatah, animée par Michel Hilaire, directeur du musée Fabre.
Catalogue, 237 pages, Snoeck Editions, 39€.
Le site de l’artiste, ici.
PHOTOS
De haut en bas, Djamel TATAH, Sans titre, 2005, huile et cire sur toile, ensemble de 12 tableaux de 220 x 160 cm chacun, collection de l’artiste
Djamel TATAH, Sans titre, 2016, huile et cire sur toile, diptyque, 250 x 400 cm, collection de l’artiste
Djamel TATAH, Sans titre, 2021, huile et cire sur toile, diptyque, 220 x 400 cm, collection de l’artiste
Djamel TATAH, Les Femmes d’Alger, 1996, huile et cire sur toile et bois, triptyque, 350 x 450 cm, Toulouse, Collection les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse
Djamel TATAH, Sans titre, 2016, huile et cire sur toile, diptyque, 250 x 400 cm, collection de l’artiste
Djamel TATAH, Sans titre, 1992, huile et cire sur toile et bois, 128 x 199 cm Paris, Collection Frac Île-de-France