« L’immensità », un grand film méditerranéen

Accueil très chaleureux pour « L’Immensità » d’Emanuele Crialese, projeté vendredi 21 octobre en ouverture du Cinemed. Un film délicat, aux accents almodovariens, qui raconte l’enfance comme a pu le faire Carlos Saura dans « Cria Cuervos ». Évoquant les questionnements de genre, le cinéaste italien, né biologiquement femme, a particulièrement touché les lycéens qui trustent joyeusement chaque année la soirée de lancement du festival du cinéma méditerranéen.

Tout commence in media res, dans une scène virevoltante où Clara (Penelope Cruz) et ses trois enfants mettent le couvert en dansant sur le « Rumore » de Raffaella Cara. Avec son brushing carré à la Jackie O, sa robe cintrée et sa façon de battre la mesure de la musique en claquant les portes des placards de la cuisine en formica, la mère oscille entre femme au foyer et diva des années 70.

Du père toxique

Pourtant, tout le monde semble vouloir s’échapper de ce grand appartement flambant à la vue panoramique sur Rome, à commencer par Clara, fuyant le regard de Felice, son mari aussi sinistre qu’infidèle. La mise en scène consacre de très beaux plans séquence à cette femme délaissée et interdite de divorcer, qui plonge volontiers dans les jeux imaginaires de ses enfants. Tandis que la benjamine trie sa nourriture qu’elle transforme en personnage du bout de sa fourchette, le cadet avale tout ce qui lui tombe sous la main et l’aînée court vers un camp tzigane, où elle semble trouver davantage d’altérité que dans la cellule familiale. Tous convergent vers un ailleurs conférant davantage de chaleur que cet homme glacial, dont les rares répliques font l’effet d’une claque.

Emanuele Crialese livre là un matériau cinématographique tout en contraste, entre la violence des actes paternels et l’immensité onirique où bascule les autres membres de la famille. Cette fresque d’une véritable patria potestas, littéralement « puissance paternelle », pouvoir de vie et de mort sur les autres membres de la famille dans l’Antiquité romaine, atteint son acmé lorsque le père de la famille épuise Clara, jusqu’à lui donner envie de dynamiter le foyer, et conduit cette dernière vers l’hospitalisation.

L’aînée miroir

Plus grande, plus forte, plus tempétueuse que son frère et sa sœur, Adriana se présente comme Andrea et se positionne en qualité d’aînée, mais aussi comme alter ego de sa mère abîmée. C’est elle qui la défend contre les agressions verbales et physiques des hommes, tout comme c’est elle qui investit la dimension affective que Clara ne reçoit pas. La plupart du temps vêtue d’un perfecto rouge, agrémenté de décoration militaires pendantes, elle arbore une coupe à la garçonne et s’affranchit des attributs féminins qui asservissent sa mère. À cet égard, Emanuele Crialese construit une scène qui vaut mieux que mille dialogues, dans laquelle les trois enfants sont photographiés et Adri forcée de porter une robe, qui emprisonne et bride tout autant sa gestuelle que son éloquence. La porosité entre la fiction et la réalité a quelque chose de palpable, car les anecdotes touchent juste : né de sexe féminin, le réalisateur ne parle pas de sa transformation, mais montre ici ce que l’identité s’impose d’elle-même. Dans « L’Immensità », jouer à être un autre conduit au chaos et à la servitude, tandis que partir à la quête de sa véritable identité révèle et libère.

Penelope Cruz sous le regard de Emanuele Crialese

Dans cette quête, digne d’une psychanalyse des contes de fées (1), la trajectoire brossée comporte de véritables duels avec les opposants, souvent « des adultes qui se comportent comme des enfants » selon Carla et de vrais moments de communion avec les adjuvants, qui jalonnent la route d’Adri. Porté par un jeu extraordinaire entre la distribution incarnant sa progéniture et Penelope Cruz, le long métrage de Crialese montre les enfants et leur temporalité, avec une acuité rare, comme pu le faire Carlos Saura dans « Cria Cuervos ». Quelques accents almodovariens apparaissent lors de fulgurances comme su les capter le cinéaste espagnol, par exemple dans « Mujeres al borde de un attaque de nervios ». Peu de réalisateurs ont su aimer à ce point les femmes, les sublimant par la mode et donnant à voir toute la palette de sentiments par des symboles.

Très autobiographique et très méditerranéen, « L’Immensità » s’inscrit définitivement dans cette veine, autant par son esthétique colorée et musicale, que par sa propension à rendre hommage aux femmes et à ce qu’elles traversent. Emanuele Crialese le dédie d’ailleurs à sa mère. Et Penelope Cruz ne s’y est pas trompée : quelques heures après avoir reçu le scénario, elle appelait le réalisateur, décidée à incarner ce rôle de femme flamboyante, quoiqu’il advienne.

(1) Terme emprunté à l’ouvrage de psychanalyse des contes de fées (1976) de Bruno Bettelheim.

Sortie prévue le 11 janvier 2023.

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