L’artiste Nadia (Nadezhda) Larina est invitée de Danseplatforma, festival des danses d’Europe de l’Est pour lequel elle performera sa création « La Zone ». Réfugiée en France, à Bordeaux, depuis 2008, elle nous parle de ses combats d’artiste russe d’origine ukrainienne, féministe et queer.
Le festival Danseplatforma a lieu jusqu’au 28 janvier.
LOKKO : Pouvez-vous nous parler de votre parcours, entre la Russie et la France, la danse et l’engagement politique ?
NADIA LARINA : J’ai commencé à danser en Russie dès l’âge de 5 ans, d’abord en danse classique puis moderne. Ça restait très conventionnel. Je dansais dans des spectacles plutôt distrayants, grand public. Mais très vite, je ne me suis plus reconnue dans cette image de la femme exposée, « belle » dans la notion traditionnelle du terme.
Le militantisme a changé ma vision du corps et de l’art. La France m’a aidée en m’offrant la rencontre avec la danse contemporaine qui m’a réconciliée avec mon corps, avec mon désir d’engagement. En Russie depuis quelques années, il y a eu un développement de la danse contemporaine, avec notamment des festivals de BUTO, très underground, auto-produits. Il n’existe pas d’équivalent des centres chorégraphiques français donc les gens se débrouillent. Ils font d’autres boulots et proposent à la fois des créations grand public dans les restaurants, les boîtes de nuit et à la fois dans des lieux culturels alternatifs. Ou alors ils s’exilent.
Comment s’est traduit votre engagement en Russie ?
Mon engagement avec les militant.es des droits humains a commencé dans ma ville natale, Riazan. Je suis née en Russie mais j’ai des origines ukrainiennes. Comme beaucoup de Russes. Les gens parlaient d’ailleurs plutôt russe en Ukraine avant la guerre, maintenant ça va changer…
Je me suis souvent questionnée là-dessus : ce que je pouvais faire pour mon pays, pour la démocratie, avec la danse. J’ai trouvé la réponse en allant plus du côté de la danse contemporaine, avec les chorégraphes contemporain.es rencontré.es en France. C’est cette influence française qui m’a permis d’avancer. J’ai pu mener de front une carrière internationale de danseuse et des études en Relations Internationales, notamment à SciencesPo Bordeaux. Ensuite, ça a été naturel de poursuivre mes engagements au sein de ma compagnie en France.
Et c’est en 2015 que vous avez créé votre propre compagnie « FluO » avec le musicien, poète et chanteur Bastien Frejaville pour mener une expérimentation chorégraphique et musicale. Quels sont vos objets de recherches, vos terrains de jeux artistiques ?
Pour DansePlatForma, je présente « La Zone », le premier spectacle abouti de la compagnie : une autobiographie et en même temps des allers-retours sur l’histoire de mes deux pays d’origine. Il y a beaucoup de choses dans ce solo… Je fais beaucoup de formes courtes. Lors de la table ronde de ce matin, il a été dit que les chorégraphes de l’Est faisaient souvent des formes courtes. Souvent à cause des contraintes de financement, de programmation, parce qu’il faut partager des plateaux. Chez moi, c’est un goût pour le court qui permet d’aller à l’essentiel. J’ai horreur que les gens s’ennuient.
« La danse a déjà déconstruit les genres »
Vous semblez œuvrer au décloisonnement de la danse contemporaine, en prônant la fluidité et le mélange des styles, de la danse traditionnelle au cirque en passant par le théâtre, jusqu’au yoga. Quel est votre rapport au corps ? Quel est votre rapport à la fluidité des genres dans tous les sens du terme ?
Il y a naturellement des mélanges, des influences dans ma danse qui sont liés à mon histoire, ma corporéité. J’ai dansé autant du cabaret que du classique et le yoga me permet de sortir de tout ce bordel géopolitique ! Je suis très attachée à la fluidité, même si j’aime beaucoup les mouvements hachés, les spasmes corporels très durs. La danse contemporaine se caractérise par sa fluidité et ça me touche particulièrement. On parle beaucoup de la question queer mais la danse a déjà déconstruit les genres homme/femme par exemple chez Merce Cunningham ou Trisha Brown. Il n’y a plus de genre, seulement des corps comme une matière qui évolue dans l’espace, comme des œuvres en soi. J’aimerais bien danser comme ça : créer une œuvre pour une œuvre, le corps pour le corps, l’espace pour l’espace, le poids pour le poids.
Mais j’ai du mal car la politique m’envahit et pèse en permanence, je ne peux pas détacher l’artiste que je suis de mon passé et de l’actualité. On devrait oublier les injonctions politiques, sociales, juste se connecter à son corps. Si le public pouvait éprouver ça en regardant mon spectacle malgré les références et toute cette douleur, être juste avec moi sur le plateau malgré le quatrième mur, je serais ravie. La danse, le yoga et la méditation aident à se libérer de ces fantômes, et le retour au corps permet de se sauver quand on est perdu.e.
« La Zone » nous est présenté comme un spectacle poétique et intrépide, « un solo autobiographique et autodestructeur qui se construit dans l’empathie » s’opposant au conflit en Ukraine, avec les couleurs de son drapeau que vous peignez sur votre corps. Est-ce une manière d’exorciser devant nous l’effroi de la barbarie humaine ?
Déjà le titre est inspiré du film « Stalker » de Andreï Tarkovski qui nous conte une zone mystérieuse exauçant les voeux et du texte de Vyssotski, « La Supplication », qui parle de la catastrophe de Tchernobyl. On appelait d’ailleurs LA ZONE les villages touchés par la catastrophe de Tchernobyl.
La pièce a été créée en 2017, en réaction à l’invasion de la Crimée en 2014, même si l’impérialisme russe n’était pas nouveau. J’avais cette idée, inspirée des Femen, que le corps devienne une arme de contestation. Je voulais d’abord écrire des slogans sur le corps mais ça n’était pas visible, alors j’ai mis les couleurs jaune et bleu du drapeau ukrainien. A l’époque, je ne réalisais pas la portée politique de cela. Je l’ai jouée en Russie en 2018 dans un centre culturel Lebedyan dans la région de Lipetsk. Le directeur de ce centre était très engagé ; il n’avait pas peur. J’ai hésité à me dénuder mais les gens ont trouvé très bien de faire ça en Russie. Une représentante du parti de Poutine est même venue me voir en me donnant un pin’s avec l’emblème de l’ours et le drapeau russe. Je me suis dit que la Russie n’était pas si fermée. Mais quand j’ai demandé une lettre de recommandation, là, ça a été refusé car mon solo avait posé beaucoup de problèmes. La direction du centre avait été convoquée dans des bureaux de représentants officiels au prétexte qu’ils auraient programmé des nationalistes ukrainien.nes.
Ensuite, on a donné le spectacle en France, à Bordeaux, et avec les entrées, on a pu aider l’association Ukraine Amitiés et OVD.INFO qui aide les opposant.es russes, celles et ceux arrêté.es pendant les manifestations (ils leurs payent des avocats, etc). Je ne pouvais pas vivre et exister sans rien faire. À l’époque, je croyais que l’art ne servait plus à rien, vu toutes ces horreurs. Je ressentais physiquement cette douleur, cette envie de disparaitre. Je n’arrivais plus à trouver de sens ni dans l’art, ni dans la danse.
« Parler de mon histoire avec mon corps »
Ce qui était central dans mon travail, c’était comment je pouvais parler de moi, avec mon corps, parler de mon histoire, mon identité, en tant que témoin de l’histoire de la Russie répressive totalitaire et de mon autre identité venue d’Ukraine, complètement anéantie par le grand voisin. Mes objets de recherche portaient sur la féminité, et mon identité à la croisée de plusieurs, d’où le costume qui évolue du foulard vers des habits dits masculins, on sent au fil de la pièce un certain apaisement avec ma féminité mais aussi avec mon rapport à l’animalité qui me permet de me sentir plus humaine. Le retour à ses origines permet de montrer une nature profonde dépourvue de tous les artifices sociaux.
Je traite aussi du poids que les femmes portent sur leurs épaules, notamment pendant les guerres, où elles s’engagent pour sortir le pays de la récession. Il y a un passage avec un cheval, qui est très symbolique en cela car on a un proverbe qui dit : « elles peuvent rentrer dans la maison en feu et arrêter un cheval en course », pour dire la force des femmes.
« Plus de Gay Pride depuis 2012 »
Comment on gère la censure et les interdictions en tant que jeune artiste de danse contemporaine et en tant qu’artiste engagée et queer en Russie ?
Depuis 2012, il y a cette interdiction de la propagande homosexuelle et pédophile auprès des personnes mineurs.es, car ils mélangent les deux ! Et depuis le début de la guerre, ils font des lois de répression quotidiennes. On peut avoir 20 ans de prison pour avoir publié sur les réseaux ou porté une pancarte. Une nouvelle loi, datant de novembre dernier, vient d’interdire la propagande homosexuelle et pédophile devant toutes personnes. Mais il n’y avait déjà plus de Gay Pride depuis 2012. La communauté LGBTQ+ était très active à Moscou, à Saint-Pétersbourg. Il y avait des boîtes de nuit, des festivals, mais ces réseaux ont disparu. Les gens sont soit exilé.es soit caché.es. Les librairies, les magasins en ligne enlèvent tous les livres qui parlent du sujet. Dans « Sex and the City », ils ont enlevé le mot « gay » en changeant la traduction.
La recherche qui se questionne sur l’origine d’une telle censure explique qu’en Russie, les personnes LGBTQ+, ça représente l’Occident, où l’on se permettrait d’avoir mille genres, c’est l’horreur pour eux ! Ils veulent rassurer les personnes traditionnalistes qui ont voté pour Poutine. C’est pour tous ces gens de 60-70 ans qui ont pris en otage le pays, et qui ont peur de ces valeurs qui bousculent l’ordre établi, qu’ils suppriment les personnes LGBTQ+ de l’espace public. Mon identité s’est construite dans ce contexte… En France, j’ai pu m’apaiser et m’épanouir en tant que personne queer, j’ai pu trouver qui j’étais. J’en parlais notamment dans ma pièce « Muage ». C’est Paul Preciado qui encourage à retrouver son identité dans les catégories pour les déconstruire après. Et je pense que si les enfants étaient respecté.es dans leur singularité, sans être stigmatisé.es, dès l’école on ne jugerait plus ces personnes comme étant « contre-nature ».
« Je ressens une énorme culpabilité »
Vous avez écrit sur les réseaux une publication sur votre tiraillement entre la fierté d’avoir des origines russo-ukrainiennes et de vous battre pour les droits humains auprès des minorité.es, et en même tant pas si fière « d’appartenir à une nation qui fait peur » et a déclenché un tel conflit. Comment vivez-vous cet arrachement identitaire ?
Je ressens une énorme culpabilité, l’impression de pas avoir fait assez. Après la bouffée de démocratie sous Medvedev, on s’est dit qu’on avait laissé passer cette fenêtre de liberté. Alors, j’ai manifesté, accroché des pancartes, écrit « non à la guerre » partout. Quitte à finir en prison, je devais exprimer ma rage. Dans « Muage », je parlais de m’arracher la peau car je ressentais physiquement cette douleur, ce déchirement. Mais je suis passée de la résignation à la résilience, et je suis plus en paix. Aujourd’hui, je ressens une responsabilité mais plus de culpabilité car ce dictateur ne peut pas toutes et tous nous prendre en otage. À un moment, on aura notre mot à dire. Même si les russes dissident.es n’ont plus beaucoup d’espoir, j’essaie d’en garder…
« C’est dangereux pour tous les artistes »
Quels sont vos liens avec les artistes dissidents.es encore en Russie, ou avec d’autres qui se sont enfui.es ?
Beaucoup de mes ami.es activistes des droits humains sont partis.es et ne traversent plus la frontière car c’est dangereux. On les considère comme des « agents étrangers », car ne soutenant pas la Russie, comme à l’époque de la guerre froide. Dans les médias, tout le monde s’est exilé, puisqu’ils ont perdu leur liberté. C’est dangereux, compliqué pour tous les artistes, ne pouvant pas s’opposer ouvertement à la guerre, sinon on est emprisonné.es comme Alexandra dite « Sacha » Skotchilenko, arrêtée pour avoir scotché des slogans dans un supermarché et pour la performance qu’elle a faite en soutien aux prisonnier.es russes. Sacha risque 10 à 15 ans d’emprisonnement. On oublie souvent que pour les Russes c’est une question de vie ou de mort.
En réunissant des dissidents.es russes, des artistes d’Ukraine, de Pologne, de Roumanie et de France autour de la danse contemporaine avec une édition spéciale « Acting for Peace », que représente DansePlatForma pour vous ?
Même si on a enlevé la Russie des pays cités pour éviter de soulever des questionnements, c’est important de créer un dialogue entre les artistes russes et ukrainien.nes mais aussi avec le reste du monde. En France, on fait la part des choses mais pour les ukrainien.nes, c’est un tel traumatisme… Certain.es artistes ukrainien.nes que j’ai croisé.es au festival d’Avignon ont refusé de me parler. Moi-même, je ne me sens pas à l’aise avec l’idée de parler russe. Je crois que ma culpabilité doit se ressentir…
On espère que bientôt la guerre va s’arrêter, qu’on puisse reprendre le dialogue et reconstruire les liens cassés artistiquement. Au niveau politique ça prendra plus de temps. Mais qui d’autre le fera au niveau artistique si ce n’est pas les artistes…
Représentation de « La Zone », ce 26 janvier à 20h30. En savoir +, ici.
Le site de la compagnie de Nadia Larina, ici.