On a recensé jusqu’à 3000 personnes à la rue à Montpellier (*). Marie Urdiales a suivi une maraude de l’association SDF Entraide qui distribue des boissons chaudes et des produits de première nécessité à ceux et celles qui vivent dans la rue. Et surtout un peu d’humanité. Une heure passée avec Anne, Lou et Gwenaël, les bénévoles. Son récit.
Les photos ont été fournies par SDF Entraide et documentent plusieurs maraudes sur 3 ans.
Ne vous dites pas que nous allons voir des SDF. Imaginez que vous allez rencontrer vos voisins, des gens de votre quartier…
Il est 10 heures ce samedi matin, un samedi d’hiver sec et soleil. La veille, les températures ont chuté, la nuit dernière a été froide. Nous avons rendez-vous avec Entraide SDF pour les accompagner pendant une maraude. « Nous », c’est à dire Lou et Anne, deux bénévoles, nouvelles recrues de cette association créée en 2019. Et moi, donc.
2918 personnes recensées
Accompagner une maraude, ça fait longtemps que j’y pense. À titre professionnel, parce que j’aime particulièrement les sujets à forte dimension humaine. Et à titre privé, aussi. Les SDF, j’en croise tous les jours. Et à part le petit vieux devant le Carrouf de mon quartier, j’avoue que souvent, je les évite. Je détourne les yeux, fais semblant d’être soudainement frappée de cécité autant que de surdité, j’ignore leurs appels et leurs bonjours, et si je ne suis pas aveugle, c’est forcément qu’ils sont invisibles. En vrai on peut difficilement ignorer leur existence, leur présence sur nos trottoirs et pourtant, leur nombre a augmenté, ces dernières années : une « Nuit de la solidarité », organisée le 20 janvier 2022, a recensé 2918 personnes dites « à la rue » (*).
Plus de 50% des Français craignent la chute dans la pauvreté
Certes, il y a une sorte de « sursollicitation ». Que ce soit dans la rue, devant les supermarchés, dans le tram, aussi, « les pauvres », les indigents, les nécessiteux… Ils sont trop nombreux pour pouvoir être ignorés, mais l’humain, parfois, sature. Financièrement, déjà, parce que même « une petite pièce, madame », à force, en fin de mois, ça peut faire un gros billet. Mais surtout, on sature humainement, psychologiquement. La misère nous dégoûte, elle nous fait peur (depuis qu’Internet existe, on trouve régulièrement des sondages indiquant que plus de 50 % des Français craignent la chute dans la pauvreté) elle nous dérange. Pris dans nos propres existences pas toujours évidentes non plus, on préfère faire l’autruche. Ne pas voir, ne pas savoir, faire comme si tout allait bien et si non, qu’y pouvons-nous ? C’est au Gouvernement, aux Riches, c’est aux Autres de gérer.
Pour ma part, il y a aussi, voire surtout, la crainte de créer des liens. Parfois, je n’ai pas envie de parler à mon prochain, hors si je commence à communiquer avec le vieux sans abris de mon quartier, ne vais-je pas me sentir obligée de lui parler à chaque fois ? Contrairement au renard du Petit Prince, moi, je ne ressens aucun désir d’apprivoiser qui que ce soit, et encore moins d’être apprivoisée par le vieil SDF qui fait la manche devant « ma » boulangerie. Mais en tant que citoyenne du monde, je refuse l’aveuglement. Raison pour laquelle je me retrouve dans cette petite rue en lisière de l’Écusson, par cette fraîche matinée d’automne.
Ne jamais rien promettre
Gwenaël nous accueille avec des croissants. Bénévole de SDF Entraide, il nous donne des instructions essentielles, dont ces deux : ne jamais rien promettre, rien annoncer, ne rien laisser espérer. L’assoc a pour objectif de distribuer des boissons chaudes et des produits de première nécessité à ceux et celles qui vivent dans la rue. Des boissons chaudes et un peu d’humanité, rien de moins, mais rien de plus, non plus. Parfois, des dons viennent enrichir cette maraude non subventionnée. Mais on ne sait jamais de quoi la prochaine distribution sera faite. On ne sait même pas quand elle aura lieu, tout se fait au rythme des dons, du temps des bénévoles, de la météo, aussi… Donc on ne promet rien.
Deuxième instruction : une maraude, ce n’est pas une relation verticale où « les riches » font l’aumône « aux pauvres ». Pas une sortie de hautaines bourgeoises qui jettent la pièce avec condescendance aux mendiants devant l’église.
On s’assied avec eux, c’est important
« On s’installe avec ceux qu’on croise, le temps d’un café. On s’assied avec eux, c’est important. Il faut être à la même hauteur. »
À hauteur d’eux…
Première étape : une cave, prêtée par une bénévole. C’est ici que trois associations stockent les dons et le matériel. Gwen sort le thermos pour l’eau chaude, que nous irons remplir dans un bar voisin, ami de Entraide SDF. Nous l’aidons à préparer les sacs avec les doses de café, de thé, il y a des biscuits, du sucre, les produits d’hygiène…
« Parfois on reçoit des dons, comme des chaussettes, par exemple. Des croquettes pour chien. Cette semaine on a reçu ça… »
Ça, ce sont des produits offerts par un magasin du centre-ville. Savon, gel douche…
« Regardez ! Vous connaissiez ce truc vous ? »
Il nous montre des petits récipients, qui contiennent du parfum solide. Insolites, même au milieu de cet inventaire hétéroclite qui nous entoure. Ce matin il y a aussi des gourdes, récoltées lors d’une collecte. Il semblerait qu’il existe une sorte d’économie caritative souterraine. Nous prenons les sacs et le thermos, petite halte au bar pour l’eau chaude, et nous voilà partis.
Les maraudes de Entraide SDF vont là où se trouvent les gens, au gré des ruelles tortueuses de l’Écusson.
« Généralement, on connaît des secteurs où sont les personnes de la rue », explique Gwen.
À chaque fois, de nouvelles têtes
Certains sont toujours au même endroit, surtout le samedi, grand jour de courses au centre-ville. Mais d’autres bougent. Et à chaque fois il y a des nouvelles têtes. On n’établit pas de parcours prédéfini. On improvise… Une maraude dure entre une et deux heures, là aussi : ça dépend.
Première rencontre, en haut de la rue de la Loge, une femme assise par terre, devant une vitrine. Gwen lui propose un café, un thé… On est pas sûrs qu’elle comprenne tout mais elle dit oui, on ne sait jamais. Tous les quatre nous nous installons autour d’elle, Anne sort un gobelet, une dosette de café, Lou prépare l’eau chaude, une femme et une fillette arrivent, des Roms, je crois. Elles montrent, le café, le thé, demandent ce que nous avons. Pas d’agressivité, plutôt une sorte de hâte, comme s’il fallait aller directement à l’essentiel.
Les filles préparent les boissons. Rapidement, un homme nous rejoint, manifestement le compagnon de la femme assise, il accepte un café. À peine Anne a-t-elle sorti un nouveau gobelet qu’un autre homme rejoint notre petit groupe. Étrange : lui ne paraît pas être « à la rue », mais il nous demande gentiment un café, et donne une pièce à la femme. Il restera là, souriant, muet, le temps de partager un café chaud avec des inconnus.
Un besoin urgent de gentillesse
Phénomène qui se répétera tout le temps que durera la maraude : à peine notre petit groupe installé que d’autres se joignent à nous. Contrairement au premier homme, nos autres rencontres de ce matin sont elles aussi dans le besoin. Mais ce n’est pas pour ça que tous ces gens viennent vers nous. Le café chaud, le thé, c’est bien, mais ce que je perçois, surtout, c’est cet immense besoin de parler. Juste : parler. Quelques phrases, souvent. Quelques phrases, seulement. Mais quelques phrases avec des gens qui ne les jugent pas, ne posent pas de questions gênantes, des gens – et j’ai horreur de ce mot, si galvaudé – des gens bienveillants. En ce matin frais, c’est vraiment l’impression qui s’impose : les gens ont un besoin urgent de gentillesse et d’attention. Et de paroles.
Nous nous arrêtons pour offrir un café à un vieux musicien qui déroule ses notes place Jean Jaurès. Gwen semble le connaître, ils discutent, l’homme a un sourire d’une rare douceur. À peine installés, nouvel attroupement. La maman rom et la jeune fille reviennent, elles montrent les gourdes. Gwen leur fait non de la tête, en souriant. Il nous dira plus tard qu’il gardait les dernières gourdes pour les prochaines personnes sans-abri croisées lors de la maraude. Cette femme, cette jeune fille, ce n’est pas qu’elles trichent. Elles gèrent leur misère comme elles peuvent. Mais Entraide SDF a d’autres objectifs. Il ne s’agit pas de distribuer comme si de rien n’était des gourdes ou des shampoings. Il s’agit de maintenir un lien. Cafés chauds, rapports humains.
La chance d’être en France
Nouveaux arrivants, des gamins, la vingtaine, l’un d’eux vient d’être mis à la porte par sa sœur ; son copain nous dit plusieurs fois à quel point ils ont de la chance d’être en France.
« Ici au moins, il y a des gens qui nous aident ! »
La chance d’être en France… Il n’a pas trente ans, il n’a pas d’accent (d’où vient-il ? Je n’ai pas posé la question, car peu importe la réponse, finalement), il est à la rue… Mais il a « la chance d’être en France ».
Un autre a l’air d’être à la rue depuis plus longtemps, il partage ses « combines ». Pauvres combines, en vérité. La Croix Rouge distribue des petits-déj’ gratos et si on vaporise du déo sur ses fringues, on économise une douche.
Nouvelle leçon d’humilité, pour moi.
« Ce n’est pas parce qu’on est à la rue qu’on n’a pas envie de faire attention à soi », explique Gwen.
Le peu de possibilités de prendre une douche, de se laver un minimum, toilettes publiques, accueil de jour… Tout est exploité. C’est essentiel, quand on se retrouve à la rue. De rester propre. Une histoire de dignité humaine. Qui d’entre nous se demande comment font tous ces gens pour « rester propres » ? Parce que c’est vrai : dans mon quartier, à part un homme qui porte les mêmes fringues été comme hiver, facilement reconnaissable, et dont l’odeur me fait changer de trottoir à chaque fois que je le croise, tous les gens que nous rencontrerons lors de cette maraude sont soignés. Ce qui signifie que tous déploient chaque jour des efforts que je n’imagine même pas pour se laver, se raser, changer de vêtements… S’ils ne les fournissaient pas, ces efforts, tous seraient barbus (pour les mecs) cheveux longs, ongles noirs, vestes tâchées. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, Entraide SDF fait régulièrement des appels aux dons aussi pour ça : pour pouvoir proposer des coupes de cheveux, ou de barbe.
T’as vu comme ça sent bon !
Le café, le thé, les croquettes pour chien… Et donc : les produits d’hygiène. C’est essentiel, et accepté avec reconnaissance. Émerveillement devant le parfum solide. Aujourd’hui, il y a à Montpellier des vieux messieurs qui sentent bon le musc, j’ai vu leur étonnement quand ils ont mis le nez au-dessus de ces petits pots parfumés. Je les ai vus faire tourner les pots (« Sens ! T’as vu comme ça sent bon ! »). C’est comme du baume du tigre, sauf que ça sent le parfum. Et certains humains gardent en eux une faculté d’étonnement que d’autres perdent en route.
J’ai vu aussi des hommes refuser les tubes de dentifrices et la brosse à dent qui va bien. Avec un grand sourire édenté plein d’autodérision, ou un haussement d’épaule blasé.
« Moi les brosses à dent, ça fait longtemps que j’en ai plus besoin ! »
Ce matin les produits d’hygiène seront tous distribués, contrairement aux croquettes pour chien.
Mais ce qui est le plus demandé, c’est la chaleur humaine. Au risque de paraître triviale, c’est comme ça. Partout où nous nous arrêtons, tel un petit essaim de solitude qui se pose le temps d’un répit, des gens se joignent à nous. Se posent sur le trottoir. Nous demandent qui nous sommes, ce que nous faisons. Racontent leur vie, parfois.
La mère lui arrache le croissant
Une femme enceinte de sept mois avec un enfant de trois ans environ à ses côtés. Elle est perturbée. Un violoniste des rues s’est installé non loin de là, il détourne l’attention d’elle et de son enfant. Un homme passe, donne un sachet avec un croissant à l’enfant, la mère le lui arrache, presque, le met dans son sac. Un geste qui paraît cruel, jusqu’à ce que l’on réalise qu’elle ne sait peut-être pas quand elle pourra de nouveau trouver de quoi nourrir le petit. Elle met un croissant de côté comme d’autre investissent dans l’assurance-vie. Pour plus tard. Boulevard Sarrail, un aide-soignant, petite trentaine, il raconte comment il a été mis à la porte de l’EHPAD où il travaillait, parce qu’il avait refusé le 3ème vaccin. Est-ce vrai, ou pas ? Ce que l’on remarque, c’est qu’il est attentif aux vieux SDF présents. Attentif à nous, aussi. Il s’intéresse, pose des questions. Parle de son combat contre l’addiction. Partage.
Rencontres furtives. Fluidité des destins. Des oiseaux qui se posent sur une branche le temps de reprendre leur souffle, voilà comment je dessinerais cette maraude, si je savais dessiner.
Les insultes, les crachats
Peut-être même que toutes ces personnes qui passent l’air de rien auraient besoin, en vrai, de quelques mots sympas et sans engagement échangés avec des inconnus. Mais nous semblons avoir perdu cette faculté d’échange avec autrui. L’autrui est devenu hostile. Dommage. Dommage pour nous. Gwen me raconte qu’il a déjà passé un moment de manche avec des gens de la rue, pour mieux se rendre compte. Raconte qu’il a été choqué par les regards, l’indifférence, le mépris. Les témoignages d’insultes, les crachats, aussi.
Midi, fin de la maraude. On ramène le matériel à la cave. Soyons clairs : une maraude, c’est pas vraiment zéro déchets. Mais là, franchement, on s’en moque. Pour ma part, cette expérience ne changera pas ma vie. Ni celle des SDF rencontrés ce jour-là. Si ce n’est que dorénavant, quand j’irai chez le boulanger, je sortirai toujours avec un croissant ou deux en plus, au cas où je croiserais un humain assis sur le trottoir. Un croissant, un sourire et quelques mots…
(*) Initiée par la métropole de Montpellier, la « Nuit de la solidarité », organisée le 20 janvier 2022, a recensé 2918 personnes dites « à la rue ». « Ce chiffre regroupe, un jour donné, le nombre de personnes à la rue, en squats, en bidonvilles, ainsi que les personnes hébergées en hôtel social ou en hébergement d’urgence » commente Clara Gimenez, vice-présidente à la cohésion sociale et à la politique de la ville de la Métropole de Montpellier. Ce soir-là, 184 personnes ont été recensées dans la rue, au strict sens du terme. Inédite, l’opération initiée par la collectivité, avec la Maison des Sciences de l’homme, sera reconduite fin mai ou début juin.
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