Rare femme dans un métier d’hommes : la photographe Dora Kallmus (1883-1963) a fait le portrait de dizaines de célébrités en Autriche et en France, de Gustav Klimt à Colette. Juive, rescapée de la Shoah, son art brillant a basculé vers une photo documentaire d’une grande noirceur. Des années folles aux années de guerre, un fascinant grand écart esthétique. Et la première rétrospective en France de cette artiste, à voir au Pavillon populaire.
Un parfum de femme. Le Pavillon populaire a l’air d’être juste une salle d’exposition municipale sauf qu’elle « fonctionne comme un musée« , aime à souligner Gilles Mora, son directeur artistique. On y a croisé depuis dix ans toute une élite internationale liée à la photo. Et singulièrement féminine.
Pour cette nouvelle exposition, la visite de presse a été animée par Esther Ruelfs, responsable de la photographie et des nouveaux médias du Museum for Künst de Hambourg, chic et fine, et une jeune commissaire en ballerines et chaussettes noires sous une robe fleurie, l’autrichienne Magdalena Vukovic, grande spécialiste de l’artiste, venue du Photoinstitut Bonartes de Vienne (en photo ci-dessous)
Dès l’entrée, on reconnaît l’ombrageuse Alma Mahler (ci-dessus) dont le grand format accueille les visiteurs. Un portrait qui a quelque chose de différent pour l’époque et le lieu : la riche et raide capitale des Habsbourg. Les critiques ont théorisé sur ce naturel, l’empathie féminine qui se dégage de ces clichés sans vouloir tout à fait assumer des approches aussi genrées. Les modèles sont en confiance en tout cas. Dora Kallmus, dite madame d’Ora, est du sérail. Sa famille, bourgeoise et juive, est connue à Vienne.
Si sa position de fille à papa lui fait accéder à quelques prestigieux sociétaires viennois, dont l’empereur d’Autriche ou l’artiste Gustav Klimt, son travail est peu conventionnel. Elle est la première femme à ouvrir un studio de portraits à Vienne, à y imposer sa griffe, devenant vite une référence dans la photo de mode avec un intérêt fort pour la danse.
Ses modèles féminins sont effrontés. Les arrière-plans psychologiques sont travaillés. Le savoir-faire de la photographe s’y sublime dans cet âge d’or viennois particulièrement photogénique. L’affiche de l’exposition montre un incroyable chapeau comme une meringue sur la tête d’une danseuse (ci-dessous). L’insouciance d’avant le grand chaos du siècle.
Madame d’Ora s’installe à Paris en 1924 à la suite d’une offre de collaboration de « L’Officiel de la mode ». Les grandes marques s’arrachent la jeune photographe autrichienne, décrite comme petite, menue, pas très jolie mais avec « une assurance joyeuse ». C’est la rencontre avec Joséphine Baker et Coco Chanel. Des danseurs et danseuses prennent la pose dans son studio, espace de liberté radicale souvent d’influence surréaliste.
Mais d’Ora doit coudre l‘étoile jaune au revers de sa veste. L’interdiction faite aux Juifs de travailler la prive de commandes. Ses photos s’obscurcissent. A-t-on fait des photos plus tristes de Maurice Chevalier, son grand ami ? Après la rafle du Vél d’Hiv en 1942, elle quitte Paris et se réfugie dans un village ardéchois. On ne sait pas trop pourquoi sinon que c’est par là que passe son exode.
En juin 1945, elle revient à Paris. Sa sœur a été déportée et assassinée. L’histoire a définitivement enseveli le glamour des origines. Lors de plusieurs retours en Autriche, elle photographie des réfugiés et des combattants estropiés, très loin des valses de Strauss. On tombe en arrêt devant sa série sur des abattoirs parisiens avec un gros plan sur des têtes de veau mis en scène comme l’étaient ses modèles viennois.
Dans la France de l’après-Guerre, madame d’Ora a retrouvé ses fréquentations mondaines mais la fête se fait grimaçante, à l’image des soirées décadentes du marquis de Cuevas à laquelle elle assiste à Biarritz. Son ami Jean Cocteau a bien vu ce grand écart esthétique, cette ultra perméabilité à l’époque, « assez unique dans l’histoire de la photo » a précisé Magdalena Vukovic. Il en parle dans un texte écrit pour la dernière exposition dédiée à madame d’Ora en France, en 1958 (*).
La chute historique, personnelle, est consommée. Le temps qui passe a vaincu la splendeur des amis de sa génération comme Colette photographiée un peu avant sa mort, et Serge Lifar. Mais son art de photographe mondaine s’en trouve plus complexe et plus captivant.
Exposition « La surface et la chair », Madame d’Ora, jusqu’au 16 avril au Pavillon populaire à Montpellier. Entrée libre. En savoir +, ici.
(*) « Madame d’Ora, éventée par l’aile du génie, se promène dans un labyrinthe dont le minotaure va des Dolly Sisters au terrible bestiaire des abattoirs où cette femme sans âge, plus lucide que n’importe quel jeune homme, écarte les tueurs d’un geste et installe son appareil à leur place devant le sacrifice quotidien érigé par notre culte de carnivores ».
PHOTOS, à la UNE : Rosella Hightower, Danseuse de ballet, c. 1955 © Vienne, Collection privée / Actrice et danseuse Elsie Altmann-Loos, 1922 © Photostudio Setzer-Tschiedel, Vienne / Les danseurs Anita Berber et Sebastian Droste dans « Suicide », 1922 © Vienne, Collection privée / Chapeau par Krieser, 1910 @Collection privée / Joséphine Baker © Vienne, Photoinstitut Bonartes / Tête de veau fendue, c. 1949–1957 © Collection Fritz Simak / Colette en 1954, @Museum für Kunst und Gewerbe Hambourg.
J’ai raté la visite de presse mais les mots et les photos m’ont déclenché une envie folle d’y aller! Merci pour la découverte de cette femme unique et étrange et la transmission de ce désir la…
La façon de le dire.