4 mains, 2 autrices, 2 versions de l’histoire. L’évaporée est née du déchirement de la rupture amoureuse, vécue par la poétesse et romancière Fanny Chiarello, abandonnée par sa fiancée à laquelle l’écrivaine et militante féministe Wendy Delorme a joint sa voix pour qu’elle livre un récit à sa manière sur cette fin d’amour. Un livre bouleversant, une passionnante réflexion sur la création littéraire.
Sur la couverture, une femme de dos est enlacée par une main qui porte une alliance, dont le corps se cache dans la pénombre, s’évapore… Avant ce livre, il y a eu une rencontre humaine, dans un salon littéraire, et une discussion autour des « littératures queer », entre la poétesse et romancière Fanny Chiarello et l’écrivaine et militante féministe Wendy Delorme. Parfois le temps rattrape les êtres jusqu’à leur offrir le bon moment de la rencontre. Ce fut cette expérience, proposée par Fanny tâchant de survivre à une rupture amoureuse, de rendre compte de ces deux narrations, de ces deux façons de vivre une même histoire, et de vivre sa fin.
« On ne peut pas s’empêcher de donner du sens au monde qui nous entoure. Et pour donner du sens au monde qui nous entoure, on se raconte des histoires » (extrait).
C’est l’alliance des références littéraires et féministes de Wendy avec celles musicales et cinématographiques de Fanny (photo ci-dessous). La temporalité longue du style de la première, enquêtant sur le passé des personnages, leur contexte de développement, avec l’ici et maintenant contemplatif et poétique de la seconde. Si les deux autrices se réunissent autour des symboles, des allégories, des correspondances, Fanny soulève « son goût pour les ellipses et les zones d’ombre » quand Wendy va affirmer « son besoin d’exactitude et de cohérence« .
Parfois, on ne sait plus qui écrit, de Fanny ou de Wendy, de Jenny ou d’Ève, et le passé vient se fondre dans le présent si subtilement qu’on en oublie que deux êtres distincts écrivent ce livre, à tour de rôle. On ne sait plus s’il s’agit d’une réalité ou d’une fiction. Par échange de mails, les chapitres se répondent dans une approche concertée de la composition, avec l’énergie de l’improvisation, et au fil de l’écriture Fanny voit l’évaporée de sa vraie vie remplacée : « Au fil des échanges, je regarde l’autre personnage prendre forme entre ses mains, remplacer celui de mon histoire personnelle et progressivement l’effacer« . Fanny dira qu’en acceptant sa proposition, Wendy a changé le cours de sa vie en lui redonnant confiance, en lui permettant de revenir à la littérature et de voir dans sa richesse, une possibilité d’existence : « Wendy et moi avons en commun une capacité à réenchanter notre réel, quitte à récréer à la force de notre volonté l’acoustique propice. Et bien souvent, c’est par l’écriture que nous reconstituons les conditions d’une vie possible« . Elles ont su donner à leurs personnages « les outils pour se fabriquer du bonheur ».
« Ces instants où l’infini rayonne au creux de ma paume échappent à tout enchaînement que l’on pourrait appeler histoire, il n’existe plus rien de tel mais seulement une succession de moments sans rapport de causalité, ni but ni nécessité, alors je me sens libre, pleine et sacrée ».
C’est un livre triste et beau à la fois. Triste car on sent bien qu’il panse des blessures inguérissables. Beau car il est le fruit d’un dialogue sorore pour apaiser les maux. Un livre pour essayer d’écrire l’indicible de l’aventure amoureuse. Celle qui bouleverse tout et change une vie. Celle qui nous fait croire en l’absolu et vouloir l’éternité. Celle qui nous transporte plus loin que nos limites et qui nous fait grandir. Celle qui nous guérit du passé et qui nous offre un présent. Mais celle qui rend l’avenir effrayant. De la potentialité d’une absence, d’une perte, d’un abandon. Et c’est le récit de la pire évaporation qui soit qui nous est conté là : sans mot, sans geste, sans le voir. Comme si l’histoire s’en était allée pour n’avoir jamais existé que dans l’esprit de celle endeuillée.
« Aimer, c’est accueillir des fantômes futurs. Je me sens moi-même un fantôme, confinée seule avec les traces de mon bonheur perdu »
C’est avec une bienveillance immense et une plume talentueuse que Wendy Delorme prend alors la place d’Ève pour dire les tourments intérieurs qui ont pu la pousser à s’évaporer. Pour dire les raisons qui poussent à partir, et qui, parfois, viennent de bien avant l’histoire éprouvée. Quand le passé empêche d’avancer. C’est alors qu’il devient vital pour le.a lecteur.ice de comprendre, d’en apprendre, de connaître la vérité. Mais quelle vérité ? Celle vécue par la personne elle-même, dans sa propre solitude. Pendant que l’autre, Jenny incarnée par les mots de Fanny, raconte la sienne, sa vérité.
Wendy Delorme, en incarnant Ève, pour remplacer son silence par le récit, rend moins insoutenable l’absence de mots et la fuite de son corps. En y mettant de son histoire intime, elle rend cette histoire réelle. Et c’est dans ce récit à plusieurs niveaux que les histoires saphiques de plusieurs relations serviront de modèles d’identification. Comme dans Viendra le temps du feu, les protagonistes sont toutes des personnes queer. Avec sensibilité et vulnérabilité, Fanny montre qu’il est possible de représenter des histoires d’amour loin des clichés toxiques hétéronormés. En mettant en avant dans cet ouvrage des femmes indépendantes et passionnées, qui sont aussi vraies dans ces pages que dans la vie, L’évaporée est une ode au potentiel émancipateur et subversif de la littérature.
L’évaporée, Fanny Chiarello, Wendy Delorme, éditions Cambourakis, 18€.
Rencontre avec Fanny Chiarello et Wendy Delorme, vendredi 12 mai à 15h30, jardin de l’hôtel de Lunas. En savoir +.
Les autrices seront vendredi et samedi sur le stand de Sauramps.
Photos : Fanny Chiarello par Aline Nihoul, Wendy Delorme par Arsene Marquis.