Deux films d’Ingmar Bergman sur les rapports metteur en scène/actrices, par le néerlandais Ivo van Hove en ouverture, ensuite 5h d’un théâtre possédé avec « Extinction » mis en scène par Julien Gosselin et le miracle toujours renouvelé de la Bulle Bleue, jouant Shakespeare : ce week-end, le Printemps des Comédiens à Montpellier a démarré avec des propositions théâtrales passionnantes et puissantes.
Arnaud Laporte de France Culture, Joëlle Gayot et Florence Aubenas du journal « Le Monde »: les taxis se sont succédé devant les grilles pour les nombreux professionnels et confrères parisiens qui s’étaient donné rendez-vous dans le domaine d’O pour l’ouverture du festival ces 1,2,3, 4 juin.
Grosse pression et gros enjeu pour Jean Varela qui parvient à un point d’acmé de son ambition pour le domaine d’O où s’élabore une cité européenne du théâtre d’où naîtront des pièces financées par une toute nouvelle « cellule de production ». En particulier, « Après la répétition » et « Persona », donnés dans l’amphi d’O à 22h, deux films du suédois Ingmar Bergman qu’Ivo Van Hove a adapté pour le théâtre. Les deux textes rassemblés pour cette nouvelle création ont été écrits pour la télévision et le cinéma mais le théâtre en occupe le centre du propos. Deux acteurs stars sont au casting, Charles Berling et Emmanuelle Bercot.
Scènes de la vie théâtrale
Du cinéaste Bergman, on se souvient des rapports paroxystiques entre femmes et hommes, d’un créateur amoureux de ses muses dont la célèbre Liv Ullmann et d’un vague rejet populaire pour la théâtralité hystérique de son jeu. A l’écoute de « A la répétition » puis de « Persona », on redécouvre surtout un grand auteur qui parle de la création et des rapports entre metteur en scène et actrices, comme rarement.
Dans la première partie, un metteur en scène (Charles Berling) dialogue avec une jeune actrice (excellente Justine Bachelet vue dans « La Ménagerie de verre » du même Ivo van Hove avec Isabelle Huppert). Il est en train de monter une pièce de Strindberg. Il déroule sa science, fait le beau. Avec un ressort érotique particulier car la mère de la jeune fille a entretenu une relation amoureuse avec lui… Ce metteur en scène apparaît vite pour ce qu’il est : un tartuffe aux principes bidon qui prône la courtoisie, la rigueur chirurgicale du travail et l’écoute mais, veule, jaloux, se traîne au pied de cette jeune femme. Comment Bergman s’arrange pour que tout sonne faux chez son double est d’une implacable et magnifique lucidité.
Ensuite, Emmanuelle Bercot entre en scène et ça déménage. Cinéaste et actrice magnifique de « Mon roi » de Maïween, dans un inoubliable face à face avec Vincent Cassel, c’est l’épouse du metteur en scène dont elle est séparée et dont on comprend qu’elle a joué de grands rôles auprès de lui, du temps de sa jeunesse. Elle déboule, blessée, l’invective. Le voilà collé au mur par la virulence de cette actrice vieillissante qui le prive de mots. Fin du numéro pour lui. A elle, devenue folle, les proclamations, les définitions fulgurantes sur le théâtre. « Suis-je encore un bel instrument ? » lui demande-t-elle, sublimement pathétique.
La banalité de la salle de répétition de la première partie, toute concentrée sur le jeu d’acteur, laisse ensuite place à un décor sidérant. D’un coup sec, les trois parois de la boite où évoluent les acteurs tombent, un à un, pour laisser place à un bassin. La scène flotte sur un paysage d’eau où règne Emmanuelle Bercot dans une magnifique scénographie de Jan Versweyveld. L’actrice se repose après avoir été internée. Elle a perdu sa voix. S’installe un dialogue avec son infirmière, qui jouait auparavant sa rivale. Seule à parler, la jeune femme va la vampiriser, se transformer en elle, devenir l’actrice admirée. Cette capture d’identité, qui n’exclut pas des sortes de danse hallucinée de sororité, produit une des séquences marquantes de la soirée, dans un effet de déplacement de rôles assez vertigineux.
Comment relire cet univers bergmanien, ultra genré, avec les yeux de notre époque ? Cette actrice déterminée par le désir d’un homme, jusqu’à la démence, est-elle datée ? Sa souffrance radicale est fertile car elle fait rendre gorge aux proclamations démagogiques du metteur en scène. C’est un féminin borderline, un astre noir et tout tourne autour d’elle. Lui est un démiurge encore puissant mais rongé. Il n’a pas le beau rôle -ses mécanismes de domination sont éclairés sans complaisance- mais aucun des protagonistes ne l’a, le pessimisme bergmanien ayant ramené tout le monde à une pitoyable condition. Enfin, quand même, l’être cassé et désocialisé, c’est, ici, et encore, la femme….
Cela tient de la déclaration de foi pour le théâtre en même temps qu’une radioscopie de son ambivalence et de son ridicule.
S’en est suivi un débat d’après spectacle entre gens du métier. Les acteurs jouaient-ils trop ou trop mal comme entendu ici ou là ? A la limite du boulevard pour Charles Berling ? Le jeu extrême de Bercot est-il un problème ? En tout cas, un théâtre épidermique, marquant, virulent.
L’apocalypse de génie de Julien Gosselin
Autre voyage, autre fureur le lendemain, au théâtre Jean-Claude Carrière, avec « Extinction » dans une mise en scène de Julien Gosselin, jeune génie du théâtre français, devenu artiste associé à la Volsksbühne à Berlin, une des Rolls du théâtre allemand. Déjà vue à Montpellier, lors d’un Don Juan ultra-punk mis en scène par Frank Castorf, la troupe est constituée de quelques Stradivarius : en d’autres termes, les acteurs sont merveilleux. Il y a aussi des Français, des acteurs de la compagnie de Gosselin.
Ça démarre par un bal électro. Du jamais vu au festival. Beaucoup de jeunes, et des spectateurs habituels, un peu plus âgés, qui se sont précipités sur la boite de boules Quies, à disposition sur un bar installé sur le côté de la scène. Gros barouf électro et bière à volonté où l’on a vu François Marie-Banier (ami de la famille Loréal), ou juste son sosie, danser avec conviction devant la scène. Cette rave-party sépulcrale des années 80 avait des airs de fin du monde.
30 minutes de pause puis le deuxième acte : 2 heures d’une soirée viennoise assez sidérante. Pour dire la bascule possible de toute civilisation, Gosselin convoque trois géants des lettres autrichiennes aux textes croisés : Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler et Thomas Bernhard. Le dispositif -ce sera critiqué ici ou là comme dissolution du théâtre, alors qu’on ne quitte jamais le théâtre- fait qu’on se croit au cinéma. La soirée entre amis se passe en fond de scène, cachée par la véranda et la terrasse de la maison, seulement visible par les images en noir et blanc captées par des hommes-caméra mobile, et projetées sur un grand écran.
Le metteur en scène, qui s’est fait connaître en montant « Les particules élémentaires » de Houellebecq, pas follement optimiste non plus, anime une communauté d’amis, jeunes, beaux et cultivés, devisant sur la mort, la musique, l’amour, passablement défoncés. Entre gloussements de désir, et rires gras, scène de sexe en gros plan et valse de Chopin, intermèdes incestuels et blagues potaches, ce petit cénacle en roue libre, pur produit de l’effervescence intellectuelle de la Vienne des années 1900, laisse présager le pire. L’apocalypse nazie se prépare mais elle fait écho à d’autres désastres plus contemporains. Leur danse tyrolienne ensanglantée, où l’on tue ses potes à coup de haches, est une des images les plus inouïes de ce spectacle qui en fournit peut-être trop. C’est redoutablement construit, aussi réglé et abouti que fiévreux et sensuel. On pense au « Melancholia » de Lars von trier.
Vers minuit, devant un public qui s’est raréfié, seule sur une chaise, l’actrice allemande Rosa Lembeck dit calmement le début d’Extinction de Thomas Bernhard qui donne son titre à la pièce, en exprimant toute l’horreur que lui inspire sa famille hitlérienne. “Il faut renoncer à l’ancien, le détruire, si douloureux que soit ce processus, afin de rendre possible le nouveau, même si nous ne pouvons savoir ce que peut bien être ce nouveau » écrit Thomas Bernhard. Grosse claque qui explose les codes théâtraux mais qui demande un peu d’endurance. Plus de 5 heures de spectacle. Un peu plus que les 4 heures passés chaque jour devant leur télé par les Français.
Le ravissement des Bulles bleues
Le lendemain, au Centre dramatique national, la fraîcheur des jeunes amoureux de Shakespeare fait du bien. L’Esat montpelliérain de la Bulle Bleue est l’unique établissement du genre dans le sud de la France à se dédier au théâtre. Voilà des années que l’on suit ce travail exemplaire, cité par Jean Varela, le directeur du festival, comme un des spectacles immanquables de cette édition 2023. Avec une double première : pour la première fois de son existence, les acteurs « en situation de handicap » jouaient Shakespeare et pour la première fois, ils étaient accompagnés par des comédiens professionnels.
Un spectacle de 3 heures en 2 parties, d’abord l’iconique « Tempête ». Puis le nom moins célèbre « Songe d’une nuit d’été ». La metteuse en scène Marie Lamachère a commandé de nouvelles traductions sans versification qui poussent au maximum l’adaptabilité du texte mythique. C’est ainsi que Prospéro devient « mon poto ». L’exil du duc de Milan avec sa fille donne lieu à quelques prouesses mais inégales. Il faut attendre la deuxième partie où l’onirisme, subtilement suggéré par des dispositifs scéniques d’une grande sobriété, et la verve shakespearienne donnent leur pleine mesure dans les célèbres jeux libertins du « Songe d’une nuit d’été ». Là, au cœur de la métaphysique amoureuse du grand Shakespeare, les performances sur le fil des comédiens de la Bulle bleue ont une drôlerie et une autorité toute particulière. Ils sont beaucoup plus qu’un contrepoint à la partition sans faille des comédiens professionnels.
On hésite toujours un peu face à ces acteurs, à chaque fois ce sont des abîmes de réflexion. Sur quelles indicibles différences ce travail peut-il se baser sans toucher à leur dignité ? Ce contrôle moindre d’eux-mêmes, cet accent sudiste marqué, ce défaut d’élocution, ces corps différents : comment peuvent-ils constituer une matière ? Il faut beaucoup d’intelligence et de talent -Marie Lamachère n’en manque pas- pour faire théâtre. On ne rit pas d’eux mais on rit avec eux, beaucoup, dans une jubilation fraternelle, libérée de tout regard essentialisant. C’est aussi bienfaisant pour eux que pour le public, le premier véritablement joyeux de ce week-end, sous haute tension théâtrale.
Photos Marie Clauzade.
Bravo pour la prouesse (de haute voltige!) du commentaire sur Extinction ! Il fallait laisser décanter et tenter d’en extraire … la moelle?
Fait!