Nadia Beugré : la danseuse qui secoue l’Afrique depuis Montpellier 

Marquant l’ouverture du Festival 2023, la performeuse et chorégraphe Nadia Beugré, ivoirienne et discrète montpelliéraine, part à l’assaut des idées reçues dans lesquelles est enfermé le continent noir avec Prophétique (On est déjà né.e.s) sur les transgenres d’Abidjan, les 21 et 22 juin à La Vignette. 

Quand, au saut du TGV, elle trouve une petite heure pour avaler une salade et griller trois cigarettes en compagnie d’un journaliste de LOKKO, Nadia Beugré arrive de Paris, où elle a fait halte la veille au soir pour recevoir son prix de « Jeune talent chorégraphique 2023 », attribué par la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques). Elle était sur le chemin retour du Holland Festival d’Amsterdam. Elle y a montré, ce week-end passé, sa toute dernière pièce, Prophétique (On est déjà né.e.s), créée ce printemps au très fameux Kunsten Festival de Bruxelles.

C’est ce même spectacle que montre le festival Montpellier Danse au théâtre de la Vignette, en ouverture de soirée où Angelin Preljocaj prend le relais en remplissant l’Opéra Berlioz du Corum. Puis ce week-end, Nadia Beugré montera sur cette même scène prestigieuse, cette fois comme interprète de la pièce géante 10 000 gestes, de Boris Charmatz. Après quoi, elle pourra souffler, avant d’enfiler sur le festival Tanz Im August de Berlin, et poursuivre au Centre Pompidou à Paris pour le Festival d’Automne.

« J’adore cette ville »

A table, son téléphone sonne toutes les deux minutes. Mais elle dit sa joie de se retrouver à Montpellier, sa ville française d’adoption : « Je n’y connais pas tellement de monde. Mais ceux qui m’y connaissent m’aiment. J’adore cette ville. Cette jeunesse. Ici, il y a du jus dans le citron ». Elle a connu la capitale du Languedoc en l’an 2000 ; une époque où les cercles de la danse contemporaine en France portaient beaucoup d’attention aux nouveaux jeunes talents chorégraphiques venus d’Afrique. Cet été là, Montpellier Danse programmait notamment la compagnie Tché Tché, de la chorégraphe ivoirienne Béatrice Kombé, dont la pièce Sans repère avait figuré au palmarès d’un concours panafricain.

Tché Tché était composée uniquement de femmes. Et c’était unique en Afrique : « Il ne manque pas de jeunes filles qui dansent. Mais il reste admis que le seul destin féminin est ensuite le mariage, la maternité, l’entretien du foyer. Et alors, la danse africaine, même contemporaine, reste très fortement masculine ». Quand elle n’est pas en tournée internationale, ni dans son appartement de Figuerolles à Montpellier, Nadia Beugré est à Abidjan pour animer la formation Entre-Ailes, qui veut permettre à dix jeunes danseuses de vraiment déployer leurs ailes, « en sortant de leur zone de confort ». La chorégraphe pose alors la question : « Est-ce parce que je suis lesbienne que je continue mon travail dans la danse ? »

« Il n’y a pas grand-chose par quoi je me laisse intimider »

La formation Entre-Ailes n’est qu’un volet du projet de sa compagnie Libr’Arts, créée voici deux ans. A Figuerolles, elle a aussi produit des ateliers pour les jeunes du quartier : « Et là, je dois dire que Mathilde Monnier, la première chorégraphe montpelliéraine que j’ai sollicitée, m’a aussitôt aidée, avec une grande simplicité ». Il s’agit de créer un pont entre le quartier montpelliérain déshérité, et celui d’Abidjan où Nadia Beugré avait pris, dès l’âge de quatorze ans, l’habitude de beaucoup vivre dans la rue : « C’est un truc que je m’explique mal, mon père était musulman très pieux, mais il m’a laissé beaucoup de liberté ». Bilan, alors qu’elle a aujourd’hui 42 ans : « Il n’y a pas grand-chose par quoi je me laisse intimider ». Son propre passage par la formation chorégraphique dispensée au CCN de Montpellier lui aura surtout « appris à faire des choix » se souvient-elle.

Les échoué.e.s de Figuerolles à Abidjan

Y a-t-il un lien entre jeunes de Figuerolles et jeunes d’Abidjan ? « Ça m’est venu pendant le Covid. J’ai observé qu’à Figuerolles, il n’y avait apparemment pas beaucoup d’éboueurs pour nettoyer les rues ; mais pas mal de policiers pour courir derrière les jeunes qui ne respectaient pas le confinement. C’était l’inverse de ce que j’avais observé à un moment où on m’avait hébergée du côté d’Aiguelongue ». Ces jeunes possiblement en dérive, elles les appelle « les échoué.e.s ». C’est à celles-là et ceux-là qu’elle veut porter toute son attention, y compris d’artiste. « En fait, chez moi, ceux qu’on appelle les échoués, sont les jeunes qui ont loupé le grand projet de s’exiler vers l’Europe. Ils ont échoué. Ils se cachent dans des coins qui leur sont réservés. C’est à dire que là-bas comme ici les jeunes ont des rêves, veulent faire quelque chose de leur vie. Et puis ça échoue. Mais ce qui échoue, c’est pas eux, c’est les politiques qui devraient leur ouvrir un avenir ».

La nouvelle pièce de Nadia Beugré –Prophétique (On est déjà né.e.s)- met en lumière d’autres invisibilisés. Les transgenres d’Abidjan, dont les danses en boîte de nuit, ont ébloui la chorégraphe : « Dans la journée, ces filles exercent des métiers de coiffeuses ou d’esthéticiennes. Quand vient la nuit, un mur se dresse entre elles et le reste de la société. Elles doivent recréer un monde qui est le leur, celui de leurs parures merveilleuses et de leurs danses en boîtes de nuit. Ces danses populaires à la mode, je les appelle alors des danses contemporaines, car elles les travaillent énormément, avec tout un style personnel, en créant leur propre vocabulaire ».

Elle fait aussi remarquer : « Pour moi c’est un vrai risque. J’ai failli arrêter mon parcours auparavant. Je ne supportais plus ce milieu artistique où on est toujours obligé de jouer des rôles faux, de n’être pas soi-même, et j’en tombais malade. Au moment où finalement je crée ma compagnie, je relance tout, je confie cette pièce à des personnes qui ne sont absolument pas professionnelles de la scène ».

Les merveilleuses trans d’Abidjan

C’est la place que Nadia Beugré pense devoir emprunter en tant qu’artiste : « Je ne me comprends pas moi-même. Je suis in-formatable. Je travaille là où je sens qu’on me fait une place. Je suis innocente. C’est une voix intérieure qui me guide. Je l’écoute et je la suis. Je ne sais pas ce que c’est que finir une pièce, sinon juste honorer une date de création. Mais la création, c’est quelque chose de permanent, c’est ce qui produit, et ça ne s’arrête jamais. Apparemment ça signifie quelque chose : les gens avec qui je travaille me disent que je suis une chercheuse qui fait sortir les choses, et que toujours quelque chose va se passer. Mais bon, si je dis « un plus un », je ne cherche pas à ce que ça fasse deux ; je ne veux pas que ça se fige dans une case arrêtée. « Un plus un » ça fait un plus un ». Et donc c’est beaucoup. C’est ouvert.

Le refus de l’ouverture, elle l’affronte dans son contexte. En 2020, sa pièce L’homme rare, créée dans la saison d’hiver de Montpellier Danse, faisait évoluer sur scène des interprètes masculins entièrement nus. A présent, elle se tourne « vers les merveilleuses trans d’Abidjan ». « Alors on m’accuse d’avoir été détournée par l’influence occidentale » s’effraie-t-elle. « Pour moi, le corps, le sexe, ont des dimensions de questionnement spirituel. Je trouverais déplorable de devoir faire des pièces pour Européens et des pièces différentes pour Africains. En fait il ne manque pas de gays chez nous. Mais l’hypocrisie est énorme ».

En l’état, il serait miraculeux qu’un programmateur (le plus souvent un danseur ou un chorégraphe reconvertis, qui lui disent leur admiration par ailleurs) ose montrer Prophétique (On est déjà né.e.s) à des spectateurs africains. Mais, assure-t-elle, au fond, tout cela bouge beaucoup. Et « On est déjà né » est une interjection populaire très courante, qui signifie « Tout va bien, et ne te préoccupe pas de mes histoires ».

Les 21 et 22 juin à 18h à la Vignette. Photos de « Prophétique (On est déjà né.e.s) » © WernerStrouven.

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