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Mathilde Monnier affronte par la danse les violences faites aux femmes

Les huit danseuses et comédiennes de Black Lights, création pour Montpellier Danse inspirée de la série télévisée H24 sur les violences faites aux femmes, retrouvent la veine des grandes pièces engagées dans les questions du temps, emblématiques du parcours de la chorégraphe montpelliéraine.

Pour Black Lights le grand plateau en plein air de l’Agora de la danse paraît plus ample et ouvert que jamais : le lieu de prises de paroles que les huits interpètes -toutes des femmes- de la pièce viendront, tour à tour, occuper pile en son centre. La scénographe Annie Tolleter a parsemé le lieu de blocs basaltiques encore fumants : ces vapeurs brûlantes, surgies des entrailles terrestres les plus enfouies, font planer sur scène l’intertexte d’une situation très ancienne, très actuelle, collective mais vécue par chacune en son corps et son expérience personnelle. Cette situation est celle des violences faites aux femmes.

Pour composer Black Lights, la chorégraphe Mathilde Monnier a sélectionné neuf textes d’autrices parmi les vingt-quatre que Nathalie Masduraud et Valérie Urréa avaient suscités pour créer leur propre série télévisuelle H24, diffusée sur Arte en 2021. Ce sont des textes brefs (trois minutes), issus du réel des faits divers, marqués par une urgence, et très directement adressés à un public.

Pour la pièce qui en découle au plateau, les huit interprètes sont autant des comédiennes que des danseuses. La spectatrice, le spectateur lambda, ne discernent pas forcément ce distinguo dans les carrières et les talents. Cela indique où la chorégraphe montpelliéraine a situé l’écriture de sa propre pièce : c’est-à-dire dans un nouage direct entre le geste dansé, et la parole verbale énoncée. Pareille configuration n’est pas courante dans le restant de son œuvre. Certes, on avait rencontré cela dans des pièces précédemment partagées avec La Ribot (et Tiago Rodrigues), ou bien Christine Angot.

Mais quelque chose se déplace dans le sens de l’engagement quand, pour Black Lights, cette venue à la parole assume sa part de prise de parole, franchement dénonciatrice, sur des faits de société de grande actualité. Pour autant, la grande beauté de Blacks Lights tient à ce que les corps sont tout aussi directement engagés, fouillés et explorés avec hardiesse. La chorégraphe et ses interprètes auront fait œuvre de danse, pleinement, sans se réfugier derrière la force directement audible du discours. Et cette danse questionne quels corps féminins produisent les logiques quotidiennes de la domination.

Au début, on s’étonne un peu. La première des performeuses qui vient s’engager au centre du plateau se montre souriante. A quoi on ne s’attend pas forcément, sur cette question des violences faites aux femmes. Au demeurant, les faits qu’elle relate pourraient sembler de faible intensité, si on les compare à un viol ou un féminicide (qui ne seront pas esquivés plus tard). Cela tient à un commentaire, de la part d’un homme, sur la qualité de la coiffure de son interlocutrice féminine, au beau milieu soudain d’un échange à caractère professionnel.

Une paille ? Non. Un fil. Un fil de la trame des préjugés, des assignations qui tissent et ligotent le réseau des diktats du genre sous régime de domination. Et si elle semble sourire, la comédienne déroule pour autant une gestuelle très vive, tranchée. Elle note la corporalité directe des circulations organiques du pouvoir, ses abus, ses sujétions de l’autre : il s’agit d’ « arête qui reste en travers de la gorge », et de la formation de « nœud dans l’estomac ». Qui commente un chignon hors de propos, commence à s’emparer d’un corps tout entier à réduire en objet de consommation. « Pas besoin de contact pour avoir la sensation d’être touchée » (dit plus tard dans la pièce). A chacune, cette imprégnation de l’injonction et du soupçon quotidiens.

La composition sonore de Black Lights par Olivier Renouf se développe en débutant par une ponctuation obsédante de sourdes basses égrenées, pour gronder toujours plus fort et finalement exulter dans le galop de la techno enivrante de Jeff Mills dans son célèbre morceau The Bells. La progression de la pièce est pareillement solidement charpentée du point de vue corporel. Un premier très grand tableau collectif implique toutes les performeuses, près du sol, dans des démembrements de leurs corps -qu’il faudra reconstruire- poussés à des extrêmes d’écartements et d’angulations. On y perçoit des échos muets de hoquets, de déchirements, de cris ravalés. Saccades.

Un autre grand tableau permettra à chacune, et à toutes, cette fois relevées, de retrouver des circulations entre niveaux et registres d’énergies. On y retrouve la danse, si propre à Mathilde Monnier, de vrilles et d’enveloppements en tensions, vissés sur des tensions de l’espace, d’un monde toujours brûlant, intranquille. Flammes sèches. Ardentes. Quant au dernier grand tableau final, il permettra de délivrer une exultation physique, lavée des toxicités, dans une euphorie de soulèvement corporel. Il y a là de la résilience. Les corps outragés ne s’y résignent pas à l’assignation victimaire. Black Lights est une pièce vitale, non déplorante, affranchie de tout rabâchage d’évidences militantes. Faut que ça crée.

De tableau en tableau, cette autre constante de Monnier qu’est le grand faire collectif, le partage des énergies, mais qui jamais, au grand jamais, ne se résout dans le leurre apaisant des figures d’unissons bien réglés. On est là toutes ensemble, mais toutes différentes. Les personnalités corporelles singulières demeurent farouchement présentes. Et cela se redouble à la voix, la quasi-totalité des performeuses s’exprimant avec des accents qui ne sont pas ceux du repli hexagonal. La langue française qui se véhicule là est celle du pluriel des parcours et trajectoires, comme des couleurs de peau. Cet air frais n’est pas rien pour dissiper un peu des obsessions identitaires compactes de l’inquiétante période en cours.

La droite, l’extrême-droite, nous indiquent chaque jour, les questions qui font vraiment question. Particulièrement celles du genre, et du décolonial. Au-delà de la seule dénonciation des violences faites aux femmes, dans le mouvement du nouveau féminisme, c’est toute une question de la performativité du genre, du dépassement des enfermement binaires propagateurs de domination, que soulèvent la critique et les pratiques queer. Dans le champ de l’art-performance, on a pu apprécier l’impact formidablement dynamique de la question croisée de l’interprétation scénique d’une part, de l’interprétation des rôles socialement construits en tout instant et lieu sociaux, d’autre part.

Black Lights ne se situe pas à cet endroit. Ainsi fait-elle débat, peut-être à son insu, quant aux définitions de genre, cette fois comme « genre artistique ». Entourée de ses collaborateur.ices de toujours, Mathilde Monnier vient de réaliser, de maîtriser, une grande pièce de danse.

Les 20,21,22,23 juillet au Cloître des Carmes à Avignon. En savoir +.

La suite de Montpellier Danse, ici. Photos Marc Coudrais. 

 

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