Iris Christol : « dans « Anatomie d’une chute », on mesure combien le procès d’assises est un viol de l’intimité »

Meilleur démarrage depuis 15 ans pour une Palme d’or sur les écrans français, « Anatomie d’une chute » de Justine Triet est le film dont tout le monde parle. Un « film de procès » -un genre à la mode*-, qui s’inspire de ce qui se passe dans les tribunaux français. Avocate pénaliste, et vice-bâtonnière du Barreau de Montpellier, Iris Christol nous dit ce qu’elle en pense, évoque les libertés formelles du film, sa puissance dramatique et la violence particulière de la Cour d’assises, selon elle, bien restituée.

Dans un chalet de montagne isolé vit un couple avec un enfant, malvoyant, Daniel. Elle, Sandra (jouée par l’extraordinaire Sandra Hüller) est une romancière réputée. Lui, Samuel, se partage entre l’enseignement et l’écriture. Un matin, Daniel découvre le corps de son père gisant dans la neige… Accident ? Suicide ? Meurtre ? Très vite, les soupçons vont se porter sur l’épouse.

LOKKO : Maître Christol, qu’avez-vous pensé de ce film ?

Iris Christol : J’ai une idée très dynamique du procès et du temps de ce qui le précède, et donc, pour moi il y a des longueurs. Et à la fois, il s’y passe des choses importantes et profondes.

Justine Triet dit qu’elle a voulu reconstituer un « procès à la française » avec une parole plus fluide moins cadrée que dans les procès américains. Un avocat pénaliste a accompagné la construction du film. Est-ce que c’est réussi à votre avis ?

Le film se déroule dans une salle de procès en France avec des tenues d’audience françaises mais je trouve le procès plus anarchique que ceux que nous vivons. La justice française fonctionne avec des rituels très encadrés, au contraire. Il y a une liturgie particulière qui fait de la salle d’audience le dernier espace démocratique qui subsiste, où chacun s’écoute à son tour. Dans le film, les différents acteurs s’apostrophent, parlent un peu quand ils le sentent, cela peut arriver mais c’est quand même très rare. En France, on ne dit pas « Objection, votre honneur ! » à tout moment comme aux Etats-Unis, la parole est strictement distribuée par le président, dans un ordre de questions immuable : le Président, puis les assesseurs et la Cour, puis les parties civiles, l’Avocat général et la Défense. Si quelqu’un veut poser d’autres questions, on refait un tour.

Donc, le procès français est plus codifié que ce que montre le film ?

Oui, sur ce plan, le film n’est pas vraiment fidèle. Le tribunal est un espace très tendu, très particulier, qui, parce qu’on va y décortiquer les plus grandes souffrances, doit être basé sur un rituel précis.

Le film de procès est à la mode. Pourquoi à votre avis ? Est-ce que c’est lié à la judiciarisation de la société française ?

Le judiciaire intéresse. Le fait divers passionne. Ce qui fascine sans doute, c’est cet espace démocratique où chacun s’entend, où chacun est à sa place, et où en même temps, il y a quelque chose de l’ordre du voyeurisme. C’est d‘ailleurs un aspect très bien rendu dans le film où l’on mesure combien le procès d’assises est un viol de l’intimité. On va pénétrer dans les consciences, dans ce que, vous-même, vous ne vous êtes pas dit ouvertement, dans l’histoire des familles. On va tout fouiller pour dévoiler, mettre à nu, jusqu’à l’enfance comme si elle portait déjà en germe la violence de l’acte à juger. C’est extrêmement intrusif. Que vous soyez partie civile ou accusé, on va ouvrir tous les tiroirs. Vous n’aurez plus de secret. On va réinterpréter voire surinterpréter l’événement le plus anodin.

Il y a d’ailleurs une séquence marquante avec un psychanalyste qui vient charger l’épouse du mort.

Hallucinant ! J’ai eu envie de quitter la salle à ce moment-là précis du film. Jamais un psychanalyste qui est tenu au secret -et psychiatre aussi car il évoque un traitement- ne se comporterait ainsi ! Il est inimaginable qu’un médecin traitant dévoile le secret professionnel même dans un tribunal.

Donc là aussi, c’est du cinéma !

Oui… car dans la réalité, ce médecin relèverait du Conseil de l’ordre. Il faut rassurer les gens sur ce point ! En revanche, ce qui est très bien rendu dans ce registre, hors de l’espace du tribunal, c’est l’autopsie du couple. La scène conjugale est extraordinaire. On voit ce que chacun y met et à quel point chacun est légitime à dire ce qu’il a à dire. J’ai trouvé ça très réussi.

Est-ce que cette affaire vous parle en tant qu’avocate pénaliste, en particulier le mystère de cette femme qui va être acquittée mais qui est aussi une magnifique coupable… Ressemble-t-elle à des affaires que vous avez connues ?

Plutôt non…

Pourquoi ?

D’abord, c’est un dossier qui n’aurait pas dû arriver jusqu’à la barre de la Cour d’assises. Il n’y a pas suffisamment de charges. Non seulement, on n’est pas sûr que ce soit elle mais surtout que ce soit un meurtre ! Cet homme a pu se jeter volontairement dans le vide. On ne sait pas ce qui s’est passé. Il y a quand même ce principe en droit français : normalement, après une instruction, si les charges sont insuffisantes, on peut dans le doute rendre une ordonnance de non-lieu. D’où cette impression que tout le monde patauge durant ce procès pour tenter de construire un mobile avec des charges très minces…

Plus encore que le psy, il y a cet autre personnage qu’est l’enfant (Milo Machado Graner), placé au cœur du procès et qui en détient l’issue. C’est lui qui va faire acquitter sa mère dans une démarche assez œdipienne… C’est réaliste ça ?

Cela peut arriver qu’un enfant soit le témoin majeur dans une affaire criminelle. Mais on ne le soumettra pas à la question comme on le voit dans le film. Ce qui est totalement rocambolesque, c’est qu’il va témoigner une première fois, être mis en situation d’entendre des horreurs sur ses parents, y compris sur leur sexualité, puis on le refait témoigner encore ! Personne n’aurait laissé faire ça. Ne paraissant pas être partie civile dans cette affaire -on voit que la confrontation se fait exclusivement entre l’Avocat général et la Défense, a priori sans avocat de la partie civile- et donc intervenant en tant que simple témoin, il n’a pas à assister aux débats en permanence et surtout avant son témoignage !

L’ Avocat général, lyrique, virulent, est un beau rôle de cinéma (Antoine Reinartz). C’est un genre de personnage qui peut évoquer des ténors célèbres, non ?

Il a quelque chose de ce qu’a pu être Philippe Bilger à l’époque, oui… Impertinent, littéraire, en surplomb, plus dynamique que ce qu’on peut voir habituellement dans ses fonctions-là… C’est un des personnages les plus vivants et vibrants du procès, mais c’est très romancé.

Dans votre rôle -vous êtes avocate pénaliste- : l’avocat joué par Swann Arlaud. Trouvez-vous qu’il a bien défendu cette femme ? Surtout, auriez-vous plaidé comme il l’a fait ?

Oui, il défend bien. Il pare les coups, il déconstruit et ne se laisse pas enfermer dans l’idée que le mari a été tué.

Vous auriez plaidé aussi le suicide ?

Sans doute ! L’autre hypothèse étant qu’il soit tombé, tout simplement. Mais l’avocat, en l’espèce, doit tout faire pour pousser à l’acquittement en vertu du fait qu’aucune des hypothèses n’est suffisamment concluante. J’ai bien aimé l’expert, présenté par la Défense même si, là, ça emprunte clairement au cinéma américain. En France, il existe peu d’experts privés, payés par l’une des parties (et non pas par la juridiction). On s’en méfie un peu.

L’impression générale est que, malgré la machine judiciaire et l’efficacité de la dramaturgie, la vérité échappe. C’est ce qu’on retient quelque part du film.

Le système judiciaire repose là-dessus : si on ne sait pas, on ne peut pas condamner. Point. Parfois, on me le reproche. On ne comprend pas que que je puisse défendre seulement le manque de preuves. Mais c’est mon rôle d’avocate et de citoyenne de défendre ce principe imparfait -mais le meilleur qu’on n’ait jamais trouvé- : on ne peut pas condamner quelqu’un sans preuve. Terminé. Cela s’appelle l’état de droit et il nous protège tous ! Il est tout à fait normal que Sandra, dans le film, soit acquittée.

Donc la vérité échappe souvent…

La vérité échappe toujours. La vérité est une construction. C’est un récit. Une vérité judiciaire n’est pas la réalité. Un président avait dit : « il ne faut pas confondre la vérité judiciaire et la vérité du Petit-Jésus… » Il avait raison. Le rituel du procès vise à reproduire une réalité pas trop déformée. Si on n’y parvient pas, on ne peut pas condamner.

Quelle est votre intime conviction ?

Je n’en ai pas. Cette femme aurait pu avoir envie de tuer son mari, comme ça peut arriver… On voit sa capacité d’inertie. Elle ne bouge même pas quand il met la musique à fond dans la maison, pendant qu’elle reçoit une journaliste. Pour moi, elle est juste humaine : partagée, complexe. Nous avons tous pu être traversés par l’exaspération totale. Moi, les dossiers que je préfère sont ceux où l’on voit un geste extraordinaire commis par monsieur ou madame Tout le monde. A un moment, ça bascule. C’est de l’ordre du raptus, ça peut durer une seconde. Pourquoi ? Quel est le détonateur psychique ? Ce n’est pas une seule chose mais une accumulation, du conjoncturel et du structurel. C’est aussi souvent la seule issue possible face à une impasse existentielle. C’est ça ou le suicide. Il est très possible que Sandra ait poussé son mari, oui. Mais ce n’est pas parce que c’est possible qu’on l’a démontré. Si cette femme a été acquittée alors qu’elle a poussé son mari, alors, le système judiciaire s’est honoré.

Comment ça ?

Pas de preuve, pas de condamnation. Il y a de grandes affaires criminelles qui se sont soldées comme ça… On croyait que mais… C’est dans les églises qu’on croit. Croire, c’est tenir pour acquis quelque chose qu’on n’a jamais vu. Dans une enceinte judiciaire, c’est l’inverse. Nous ne sommes pas là pour croire mais pour démontrer, pour savoir, pour prouver.

Vous l’avez dit : un procès aux assises, c’est très violent. On imagine mal comment les accusés peuvent s’en remettre.

On ne sort jamais d’un procès au pénal comme on y est entré, qu’on soit famille, accusé, juré ou partie civile. Tout a changé parce que tout a été dit. Pour l’héroïne du film, ce que la mort du mari a changé, le procès l’a définitivement changé parce que tout a été dévoilé.

On sort un peu du film… Est-ce que ça modifie quelque chose d’être une femme exerçant le métier d’avocat pénaliste ?

Aujourd’hui, ça change tout ! On peut tout dire. On reprochera davantage à un homme de parler en fonction de son genre, en particulier dans les affaires de violence sexuelle, alors qu’être une femme donne une liberté absolue. C’est un atout majeur. Échappant à toute suspicion, il me sera plus facile de faire entendre la nuance. Même s’il m’est arrivé qu’on m’accuse de « trahir la cause » quand je défendais un homme qui avait tué sa femme… en me traitant de « collabo » !

* Le cinéma d’art et essai français se passionne de plus en plus pour le genre du film de procès. Justine Triet a initié le mouvement de ce renouveau du genre avec « Victoria« , en 2016, puis « La Fille au bracelet » de Stéphane Demoustier a connu un vif succès, suivi de « Saint Omer« , l’an dernier. A venir, le « Procès Goldman » de Cédric Kahn où l’avocat du militant communiste est joué par le coscénariste et conjoint de Justine Triet, Arthur Harari.

Photos du film : crédit Les Films Pelleas, photo de Iris Christol : crédit Julie Cohen.

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