Les Mystery Sonatas / for Rosa, étaient attendus comme le grand rendez-vous de la saison d’hiver, en matière de très haute écriture chorégraphique. Austère, exigeante, la pièce d’Anne Teresa De Keersmaeker, a tenu ses promesses et remporté l’adhésion du public, pourtant pas gagnée d’avance.
La saison d’hiver 2023-2024 de Montpellier Danse, dans l’air du temps, ne se montre pas pléthorique. Dans ce contexte, mardi et mercredi à l’Opéra-Comédie, la découverte de la nouvelle création d’Anne Teresa De Keersmaeker figurait comme le grand rendez-vous d’hiver en matière de très haute écriture chorégraphique. N’oublions pas de mentionner que le public de Montpellier Danse a déjà eu maintes occasions d’explorer l’oeuvre de la chorégraphe flamande, dont il est raisonnable de considérer qu’elle aura dominé le champ de la danse contemporaine savante occidentale à la jointure des deuxième et troisième millénaires. Osons le mot : une sorte de génie.
Une adhésion profonde
Ainsi ce rendez-vous de novembre restera inscrit dans une histoire de la danse au coeur des usages artistiques montpelliérains depuis plusieurs décennies. C’est qu’on aura franchement été surpris, fort heureusement surpris, par la très grande détermination des acclamations du public mardi soir, alors qu’on aurait pu craindre tout le contraire. Cela avait les accents d’une adhésion profonde et réfléchie. Or, auparavant, on avait remarqué pas mal de départs de spectateur.ices, sans doute dépassées par une pièce d’une durée peu commune (largement plus de deux heures) et particulièrement austère.
On peine, d’ailleurs, au moment de prétendre en saisir, ici, toutes les dimensions. Par où s’y prendre ? Peut-être la musique. Baroque. Soit les Sonates des Mystères, écrites vers 1676 par Heinrich Ognaz Franz Biber. Elle est interprétée en direct en bord de plateau, par la violoniste Amandine Beyer, et son ensemble Gli Incogniti (au total, cinq interprètes). Revenons vers la fin de la soirée : alors que les danseur.ses ont quitté le plateau, un dernier grand développement musical se poursuit. Résonnant avec tout ce qui précédait, on y a perçu un moment de condensation proprement miraculeuse, dans toute la salle.
Aussi savant que mystérieux
Or, même en l’absence des corps dansant s’étant déjà retirés, c’est tout un mouvement physique d’élévation spirituelle qui s’obstine à vibrer. On y insiste, car enfin, tout l’art d’Anne Teresa De Keersmaeker réside dans une relation extrêmement complexe entre l’analyse des structures musicales et l’invention de celles de la danse. Jamais ni l’une ni l’autre ne sont appelées à conduire l’ensemble. C’est plus souterrainement qu’on pressent, comme estompée sous le trait, écrit à la plume plutôt qu’inscrit au stylet, une trame d’intelligence dialoguante, aussi savante que pourtant mystérieuse. On l’aura vécu, une fois de plus, au sommet, avec ces Mystery Sonatas.
Voilà qui peut renvoyer à des modules de combinatoires géométriques, dont les traces sont rendues visibles sur le plateau (hélas restant invisibles aux spectateurs à l’orchestre, tant la scène est surélevée). Mais c’est la cage scénique toute entière qui s’offre en énigme, comme une onction d’ourlets lumineux en variations, dans des drapés de vapeurs, parfois transpercée de fugitifs éclairs saisissant, et soutenus d’inscriptions passagères. Depuis les cintres pend une étrange forme métallique incurvée. Eminemment plasticien, tout ce dispositif spacial respire, invite, suggère ; non autoritaire.
Une danse enivrante, ciselée
Et alors la danse ? C’est celle d’Anne Teresa De Keersmaeker. Sans précisément de surprise. Ciselée à l’extrême, et pourtant enivrante ; non sans rappeler des figures fondamentalement baroques, en volutes, en tresses, en vrilles, en spasmes, en exaltation. Tout un émail, et son brillant. Une suite éperdue de motifs, d’une richesse parfois au risque de la profusion. Toujours les attaques insolites happées vers l’arrière, le coulant enivrant des circulations gravitaires, l’étourdissement des spirales en trajectoires incandescentes, volontiers transversales.
Comment traduire le paradoxe tendu entre la clarté extrême des figures -de chaque corps, mais aussi des motifs groupés- et pourtant le jeu apparent d’enchevêtrements nébuleux, d’unifications laissées vaporeuses, de nonchalances juste aimables ? En ce catalogue de l’inaperçu, on n’omettra pas de noter quelques extrêmes qui intriguent : ici d’audacieuses verticales juste suspendues à la renverse. Là d’insolites plaqués de côté au sol, jambes relevés en forme d’étonnantes pinces de crabes. Et encore de vigoureux relevés depuis le sol, arrachés en arcs vertébraux, irradiant.
Une seule interprète féminine
Ce n’est pas que gymnastique experte. Tout un paysage humain s’y trouve engagé. La question du genre y est palpable : une seule interprète féminine, pour quatre autres masculins. Répartition peu commune. La jeune femme est mutine, espiègle et indomptable. Mais alors les quatre hommes ne font en rien bloc, qui s’y opposerait. Ils déclinent quatre personnalités toutes distinctes, pourvu qu’on s’attache aux nuances d’accents, de lâchers, de retenue au contraire, d’intentions, de pré-gestes et encore de phrasés. Impossible de les détailler tous ici.
Mais les cinq grands solos de la partie centrale ont permis de méditer sur un corps bûcheron, hors canon, tout à sa forme singulière de densité équilibrée. On s’est aussi attaché à un frêle danseur noir, ultra gymnique, mais finalement pétrifié, longuement immobile au sol, une fois dépouillé de son maigre anorak. Puis que penser de la survenue, totalement énigmatique, d’un danseur supplémentaire, un sixième, d’abord imperceptible, et pour un seul tableau, justement le treizième ? De quoi donc découle l’équilibre, la symétrie, l’homogénéité, des conventions d’une distributon ? Que dit cet humain surnuméraire ?
« Cessez le feu »
Au demeurant, toute la pièce convie à un exercice d’introspection méditative. Les prières des mystères catholiques sont, par essence, répétitives. Elles seront quinze à s’égrener, tel un chapelet, plus de deux heures durant. Autant de tableuax de valeur égale, et tonalité constante. L’oeil doit creuser, fouiller, frayer, s’arrimer. On n’est pas ici dans la danse flash. La dramaturgie n’est pas celle des courses de l’avant, en grands déploiement, vers l’apogée inéluctable de leur résolution. C’est ce qui peut en lasser, voire en dérouter certain.es, côté salle.
Malgré ses essais aux côtés des Boris Charmatz ou Jérôme Bel, ses sursauts à l’appel de Handke, juste passagers, on peut déplorer l’apparente indifférence de la chorégraphe flamande, comme obstinée à esquiver la remise en cause idéologique du brillant de la grande danse. Sa compagnie s’appelle Rosas. Sa pièce traite du Rosaire. Sa feuille de salle nous suggère que les roses ont des épines. Mieux, elle se dédie aux figures insurgées de Rosa Luxembourg ou Rosa Parks. On en restait perplexe. Franchement, difficile d’y croire. Et on se résolvait à s’échapper du temps, en communiant pour l’élévation. Mais finalement, gravé au mur pour les saluts, apparaissaient les lettres ultimes : « Cessez le feu ».
Les 14 et 15 novembre à l’Opéra-Comédie. Rens, ici.
Scénographie exceptionnelle, éclairages et effets d’ombre magnifiques, une direction musicale de grand niveau par Amandine Beyer sur une partition baroque de Heinrich Ignaz Franz Biber font de ce spectacle d’Anne Teresa de Keersmaeker une pleine et totale réussite. Une véritable invitation à la danse ! ***** FSC/P.34 ***** : 😍 – Une totale réussite -.