La pièce de théâtre à voir à Paris en ce moment : « Personnages de la pensée » de Valère Novarina, un vertige de citations et de néologismes qui brasse les langues populaires, la novlangue des affairistes et des huissiers, le « français mitraillette » des médias… Une fête de mots dans un univers facétieux et inclassable. Jusqu’au 26 novembre au théâtre de la Colline.
3 heures, dix comédiens
La première des Personnages de la pensée nous a emportés dans un spectacle de plus de trois heures au théâtre de la Colline à Paris, avec dix comédiens et deux musiciens. Morts qui tressautent, rituels grand-guignolesques, assassinats imaginaires et fontaine de faux sang, hommage au vide dans une logorrhée qui ne laisse jamais place au silence, on n’a même pas le temps d’applaudir le premier chant de Christian Paccoud qu’aussitôt Agnès Sourdillon nous emporte. Les rires et sourires fusent. Certains parmi les anciens acteurs (et actrices) sont sur scène : Manuel Lelièvre, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, Valerie Vinci, René Turquois. D’autres aussi sont là, parmi le public, venus voir le spectacle pour ce soir de première, ils sont là, tournant et retournant en bouche ces phrases-palimpsestes qui se promènent d’une pièce à l’autre : Dominique Pinon, Dominique Parent, Pascal Omhovere, Leopold von Verschuer, Olivier Martin-Salvan, d’autres encore.
Le sacrifice comique des acteurs
Retour en Novarinie pour une étape de plus dans cette parole habitée par le sacrifice comique des acteurs. Nous y retrouvons les Boucot de L’Atelier volant, mais en version « dégenrée », les grandes toiles kaléidoscopiques mobiles, mais mêlées à des peintures graphiques filmées, nous y retrouvons les accessoires bien connus, la première mobylette, la civière à roulettes, la planche portée par Richard Pierre dans le rôle de « la Parole portant une Planche », et même le Saint Caillou, objet relique du lac de Neuchâtel que Laurence Mayor avait apporté il y a longtemps, lors d’une répétition de Vous qui habitez le temps, un objet qui renvoie aux origines du langage, aux origines de la Novarinie en tous cas. Et cette reproduction de la collection d’art brut de Lausanne, « le voyageur français », où un empâtement géométrique multicolore vient dévorer un paysage peint et hanter les spectacles. Tous ces objets qui sont autant de jalons dans les déplacements, les gestes, les traversées, car n’oublions pas que pour Novarina, passer des coulisses à la scène revient à traverser une mort symbolique, au sein d’un théâtre qui se veut « liturgique », au sens où il propose des gestes rituels, mais jamais solennels.
« Mon corps me dit, qui m’aime me suive »
Retour en Novarinie pour un vertige de citations et de néologismes qui brasse dans son tourbillon les langues normalisées, la novlangue des affairistes et des huissiers, le « français mitraillette » des médias, les langues natives du Chablais, les exposés théologiques et les discours fulgurants des mystiques. On relève au passage la sagesse populaire des personnages de la Loterie Pierrot – « mon corps me dit, qui m’aime me suive ». L’enfance n’est jamais très loin chez Novarina. Son oeuvre est comme une longue phrase soumise à des répétitions-variations facétieuses ou érudites, le tout remis en bouche pour un langage offert, ouvert, où le comique vient recouvrir le pathétique et le tragique, du sympathique coupeur de têtes de Tintin et le Lotus bleu, au récit de la famille des pauvres qui a tout perdu, ou du peintre qui tue son modèle pour peindre l’agonie du Christ. Les facéties se succèdent, parodies de journaux télévisés, de campagne électorale, numéros de clowns, chœurs, violon et accordéon, et toujours cette joie insatiable, cet émerveillement de la traversée du plateau, ce rythme échevelé, ponctués de morceaux de bravoure comme la séquence de L’Illogicien, ou le one man show de Sylvain Levitte.
Une cure d’idiotie
Retour en Novarinie pour un esprit corrosif, où de savoureuses pancartes de manif’ traversent un instant le plateau, « non à l’intelligence artificielle », « oui à la bêtise naturelle », en hommage à la littérature qui peut tout faire, tout dire. « J’ai toujours pratiqué la littérature non comme un exercice intelligent mais comme une cure d’idiotie (1) », a-écrit Novarina. « Si l’on est écrivain, ce n’est pas par aisance, par habileté, par don – et parce que les mots vous mèneraient la vie facile – , c’est plutôt parce que le langage vous frappe de stupeur et que l’on est resté parfois des semaines entières interdit (2) ». C’est là la formule d’une écriture « en négatif », inversée. D’une écriture de la pensée, résolument polyphonique, qui pulvérise le moi je qui parle.
(1) Valère Novarina, Pendant la matière, 1991, p.163.
(2) Valère Novarina, Lumières du corps, Paris, P.O.L. 2006, p.39
Lydie Parisse est écrivaine (6 pièces et 2 romans publiés), metteuse en scène et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. En 2008, elle a rencontré Valère Novarina à l’occasion de la création du Théâtre des paroles par sa compagnie (Cie Via Negativa) et de la publication de La parole trouée. Beckett, Tardieu, Novarina (Classiques Garnier) réédité depuis. Elle a publié Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain (Classiques Garnier, 2019), où il est beaucoup question de Novarina. Voir lydieparisse.com
Valère Novarina, Les Personnages de la pensée (P.O.L, 2023). Voir www.novarina.com
Le spectacle est visible au Théâtre de la Colline à Paris jusqu’au 26 novembre, puis au TNP de Villeurbanne du 23 au 27 janvier.