L’avocate pénaliste Iris Christol, vice-bâtonnière du barreau de Montpellier, évoque l’affaire Depardieu, les failles de la justice face aux violences sexuelles alors que les plaintes sont de plus en plus nombreuses. Elle explique la difficulté d’établir la preuve dans ce domaine et encourage une réparation des victimes qui serait moins dépendante d’une condamnation.
« Le soutien aux victimes passe parfois par une affirmation contraire aux principes de la loi »
LOKKO : Vous avez suivi l’affaire Depardieu. Que pensez-vous de la tribune de ses 56 soutiens puis celle signée par 8000 artistes. Que penser surtout de cette flambée des opinions autour du thème du viol ?
IRIS CHRISTOL : Le climat du moment est très tendu. Tout est très polarisé actuellement, c’est comme ça. Le viol est un thème majeur, qui est, avant d’être juridique, politique. Et sa réalité n’est pas la même quand on le voit d’un point de vue sociologique ou juridique. En lien avec ceci, il se joue sur la question du viol des malentendus fondamentaux. Le soutien aux victimes passe parfois, hélas, par une affirmation contraire aux principes de la loi. Je reçois beaucoup de femmes à qui je dis « je vous crois » mais il m’arrive de leur dire aussi que nous allons manquer d’éléments pour obtenir une condamnation. La justice pénale n’est pas là pour croire, c’est-à-dire tenir pour acquis quelque chose qu’on n’a jamais vue. C’est le principe de la foi éternellement opposée au savoir. La procédure pénale, c’est l’inverse. Dans une juridiction, on ne retiendra que ce qui est démontré. Ce qu’on appelle la preuve. C’est vrai pour toutes choses, même le viol. Et c’est toute la difficulté de ce moment que nous vivons.
« Depardieu, un homme dégradé »
Cette affaire Depardieu, comment vous la voyez ?
J’ai regardé l’émission « Complément d’enquête ». Ce qu’on voit, concernant l’interprète, à laquelle il inflige un climat sexualisé, c’est du harcèlement sexuel. Pire encore, ses propos immondes à l’égard d’une petite fille sur son cheval, sont le fait d’un homme dégradé.
Qui tombent sous le coup de la loi ?
Il ne s’adresse pas directement à la petite fille : cela pourrait être apprécié comme une forme de corruption de mineur si c’était le cas, ou de harcèlement sexuel pour celui qui assiste à ces propos. C’est surtout un homme malade qui se grise de mots faute de pouvoir le faire autrement. Pathétique, navrant.
Mettre ses mains dans la culotte des filles sur les tournages, c’est quoi ?
Une agression sexuelle.
Les peloter ?
Aussi.
Est-ce qu’on peut dire que cela relève de la « culture du viol » ? C’est-à-dire que ce comportement indique une possibilité d’actes plus graves ? D’autant qu’il y avait, autour de l’acteur, la plus grande complaisance.
Ce n’est parce qu’il s’agit d’un porc se payant de mots qu’il pourra être reconnu, par ailleurs, coupable de viol. Cela fait de lui un obsédé sexuel, un homme obscène mais pas nécessairement un violeur. Mon fils a été extrêmement choqué de ces propos. Il a 14 ans. C’est une émission qui a beaucoup circulé chez les jeunes.
« Les jeunes pensent qu’il faut disqualifier les présumés violeurs »
On l’a beaucoup entendu ou lu : la contre tribune aux soutiens de l’acteur, qui a réuni 8000 signataires, a été signée par des artistes jeunes pour la plupart. Sur ce sujet, les nouvelles générations sont plus nettes.
Plus radicales. Les plus jeunes, je le vois, pensent qu’il faut disqualifier, priver d’interactions sociales les présumés violeurs. Pour eux, il faut être moralement honorable pour exister en société et même seulement travailler. C’est un sujet d’époque clairement : regardez le marquis de Sade qui a passé 30 ans en prison. Sur le plan personnel, je suis claire là-dessus : des personnes qui se comporteraient comme ça ne pourraient pas faire partie de mon cercle privé ou professionnel.
Vous continuerez à voir ses films, en séparant l’homme de l’artiste…
C’est compliqué. J’adore son « Cyrano de Bergerac » ou « La femme d’à côté » de Truffaut. On peut respecter l’œuvre (davantage que l’artiste) sans estimer l’homme.
Est-ce qu’on a raison de ne plus passer ses films sur France Télévision ?
Bien sûr que non ! Pas plus lui que Polanski dont j’ai adoré le film « J’accuse » -une œuvre importante-. J’y suis allée sans hésitation. En revanche, le talent ou la célébrité ne constituent pas une dérogation morale. Ils ne permettent pas de s’affranchir des règles. Nous sommes tous égaux en droit. Et donc l’attitude de Depardieu durant les tournages est réellement problématique.
« C’est difficile de faire condamner un viol »
S’il y a un tel débat, aussi délétère soit-il, c’est aussi parce que ces affaires restent aux portes des tribunaux. C’est toujours une critique en creux de la justice. 1% des viols (de majeures) font l’objet d’une condamnation. Un chiffre qu’on voit un peu partout.
C’est difficile de faire condamner un viol. Le droit de la violence sexuelle ne déroge pas au droit de la preuve. Depuis 2018, une victime -mineure au moment des faits- a 30 ans pour poursuivre. Il y a eu beaucoup de communication là-dessus et donc nous avons vu arriver énormément de plaignantes. Des psys m’envoient des patientes pour évaluer et accompagner la démarche. Mais, plus c’est ancien, plus c’est difficile d’établir la preuve. L’auteur des faits ne reconnaît pas, il n’y a pas d’ADN, vous en avez peu parlé à l’époque donc pas de témoin… Ce sont souvent des dossiers fragiles qui ne sont pas traités en priorité. Souvent classés sans suite. Alors que vous êtes venu livrer la parole qui est le plus coûteuse de votre existence, que vous avez traversé tant de malheurs, de traumas jusqu’à votre décision. C’est terrible. C’est une conséquence inattendue de la loi : cela va majorer le préjudice des victimes. Vous êtes renvoyé à votre état d’objet, à votre impuissance.
« L’accent est mis sur les violences conjugales aujourd’hui »
Et on ne parle pas des délais de la justice qui sont insupportables dans ces affaires. La plainte pour viol de Charlotte Arnould, supposée victime de Depardieu, remonte à 2018 !
L’accent est mis sur les violences conjugales aujourd’hui. Il y a tout un service dédié au tribunal. Mais les violences sexuelles ont été mises de côté.
Pourquoi ?
Parce qu’il n’y pas d’argent ! Pas de moyens ! La politique pénale en France favorise aujourd’hui le traitement prioritaire des dossiers de violence conjugale. Il y a des référents en violence intra-familiale partout. Pour agir sur le nombre de féminicides, une tolérance zéro a été décrétée. Ce n’est pas sans effet. Cela mobilise du temps de magistrat, de procureur, de greffier mais nous n’en avons pas davantage. Actuellement, chaque juge d’instruction a, en moyenne, 120 à 140 affaires à traiter à l’instruction. En priorité absolue sont traitées les affaires où il y a des détenus avec des délais de détention provisoire à respecter. Il reste peu de temps pour d’autres dossiers. En matière de violence sexuelle, s’il n’y a pas de détention provisoire -c’est le cas de Gérard Depardieu-, ce sont des affaires qui traînent.
Les États membres de l’Union européenne échouent à s’entendre sur une définition commune du viol. Un article d’une directive européenne vise à inscrire l’absence de consentement au cœur de la loi. C’est fait en Espagne (« Solo si es si« / « Seul un oui est un oui ») mais plusieurs pays, dont la France, s’y opposent. Est-ce que c’est une bonne idée d’imposer le consentement, ce que réclament beaucoup de féministes notamment ?
En France, le point central qui constitue un viol, c’est le refus. Une atteinte sexuelle, ou un viol, est un acte imposé par « contrainte, violence, menace ou surprise ». Il faut que l’auteur ait la conscience et la volonté de commettre cette infraction. Pour cela, il doit avoir intégré le refus et décidé de passer outre. Ou alors que la victime ne soit pas en état de refuser, c’est ce qu’on appelle le viol avec surprise ou contrainte morale. On n’est pas en état de donner son consentement, soit parce qu’on a été surpris par la personne, ou qu’on n’est pas en âge de donner son consentement, soit parce qu’il y a eu consommation excessive d’alcool ou de drogue. Ce qui n’est pas facile à établir. Le point qui pose le plus de difficultés dans la société actuelle, c’est la contrainte. Beaucoup de jeunes femmes considèrent que si elles n’ont pas dit oui ouvertement, il s’agit d’un viol. Sauf que la loi ne le dit pas comme ça et telle quelle est, elle ne tient pas compte du mécanisme de la sidération qu’on a bien décrit maintenant. Si vous vous laissez faire, sous l’effet de la sidération, vous ne pouvez pas considérer avoir été violée dans l’état actuel des choses. Et puis, la question de la contrainte, ou de l’emprise, nous amène à nous poser des questions complexes sur la séduction, par exemple. La séduction, l’amour, la dépendance affective : des emprises caractérisées ? Ou même le mariage ! ? N’y a-t ’il pas de maître plus tyrannique que le désir ? Ce sont des questions sans fin qui laissent une part considérable à la subjectivité (en photo : « Une information sur les clés de la loi sur le consentement en Espagne).
« Je ne vois pas comment on appliquerait cette exigence de consentement »
Il y a une poussée pour que la loi change : est-ce qu’elle est perfectible alors ? Comment être plus juste pour les victimes ?
Je n’y suis pas favorable. En pratique, je ne vois pas comment on appliquerait cette exigence de consentement. Je vois des affaires du genre Madame porte plainte contre Monsieur dans le cadre d’un rapport sexuel ou Monsieur n’est pas allé dans l’orifice prévu. Est-ce un viol ? Cela va être compliqué à démontrer ! Chaque geste doit-il être consenti ? Comment on le découpe ? A la base de la relation sexuelle, n’y a-t-il pas justement un lâcher-prise ? Est-ce qu’on ne consent pas à l’autre globalement avant de consentir à tel ou tel geste avec lui ?
Disant cela, vous allez vous faire mal voir des féministes…
Je suis féministe en pensant qu’un homme et une femme doivent être traités de la même façon. Il ne s’agit pas de remplacer un mode d’oppression par un autre. Aujourd’hui, quand vous êtes un homme de 50 ans ou plus, vous êtes immédiatement assimilé à un vieux mâle dominant et phallocrate, et vous avez tort par principe… Non, ce que je dis c’est qu’il est délicat de contractualiser le rapport sexuel. Comment fait-on ? On passe des contrats sado-masochistes de type « La Vénus à la fourrure » de Sacher-Masoch ? Le sexe est un espace de liberté, d’improvisation, de découverte. Il faut écouter le podcast de France Inter sur « Le premier consentement » autour du film « Virgin Suicides », qui pose bien la question : qu’est-ce que c’est le premier consentement ? A quoi on consent exactement ? Se livrer à quelqu’un c’est se perdre aussi. J’ouvre une réflexion : mettre de la norme dans les relations sexuelles n’est pas simple.
« Ce qui est important c’est de dire NON, de redevenir un sujet »
Mais en même temps, il y a un refoulé inimaginable dans la société sur ces sujets. Beaucoup de femmes ont subi des agressions sexuelles et ont besoin d’en parler. On a l’impression que cette parole est irrésistible, que ça ne fait que commencer. Qu’est-ce qu’on fait de ça alors ?
Il faut le parler, le dire, le déposer au bon endroit. J’accompagne beaucoup de victimes. Ce qui est important c’est de dire « non », de redevenir un sujet. A 40 ans, prendre par la main la petite-fille qu’on était et agir pour elle. Faire pour soi ce que personne n’a fait à l’époque.
Même si on n’obtient pas de condamnation ?
Oui. Dire « non » ne dépend que de soi. Le verbaliser, faire en sorte que l’auteur des faits soit « emmerdé », que sa conscience travaille. Faire tout ce qui dépend de vous. Travailler autour du « viol », sur les traumas. Nous aidons les femmes à se relever dans cet esprit là avec l’aide de psys. Il y a une telle culpabilité, une telle honte des victimes qui confinent à la haine de soi… Il y a cela à prendre en charge. Leur dire : « c’est précieux, c’est courageux ce que vous faites« . Ce soin compte énormément.
« Ne mettez pas votre vie entre parenthèse en attendant que la justice passe »
Pour autant, il y a beaucoup plus de plaintes qu’avant ?
Oui. Il y a même des plaintes déposées dont vous savez, rien qu’en les lisant, que les faits ne constituent pas un viol. On trompe toutes ces femmes, et tous ces hommes, on les berce d’illusions. Il faut arrêter avec cette pensée magique que la justice va tout régler. Ce n’est pas vrai. Il faut dire à ces femmes : « ne mettez pas votre vie entre parenthèse en attendant que la justice passe« . Elle ne vous réparera pas complètement et la procédure va vous demander une énergie psychique colossale. Il n’y a rien de pire que les vaines espérances. Il y a un mois, j’ai retiré deux plaintes. Cela m’a déchiré le cœur. En écrivant au Procureur de la République : « l’espoir est vertu d’esclave » comme le disait Cioran. En lui disant que ces femmes ne voulaient plus être suspendues à sa décision. Mes clientes ne voulaient plus attendre quelque chose qui ne viendra probablement pas.
« Ne plus être seule évite de devenir folle »
On voit se développer -via les médias, bien souvent- un affichage médiatique des victimes. On l’a vu dans l’affaire PPDA, une pionnière commence à parler suivie par d’autres que ça encourage. Est-ce que vous considérez que c’est une avancée ?
Ce ne sont pas des victimes mais des plaignantes… Qu’elles se soutiennent les unes et les autres, je le comprends. J’ai travaillé sur un dossier avec une quinzaine de plaignantes face à un sage-femme qui les violait. Il les masturbait en tentant de provoquer des orgasmes… Ne plus être seule évite de devenir folle. Toute seule, vous avez l’impression que vous allez vous faire écraser après l’avoir été déjà une fois.
Quand les médias enquêtent sur le viol, apportent des témoignages, des preuves, ils font le travail de la justice pour les victimes de viol. Ils se substituent. Certains journaux comme Mediapart ont des journalistes dédiés. Qu’en pensez-vous ?
On m’a demandé récemment si je croyais encore dans la justice. J’ai répondu que je ne croyais qu’en la justice. Même manquant de moyens, même imparfaite. Les procès sur les chaînes de télévision…
« Je me suis fait traiter de collabote pour avoir défendu un homme qui avait tué son épouse »
Comment on éduque un jeune homme de 14 ans avec quels mots, quelles valeurs ?
On lui parle d’affectivité. On lui dit que le sexuel est aussi une relation, un échange, soit l’inverse de la pornographie. On anticipe son exposition à des images. On répond aux questions qu’il pose quand il voit sur un mur ce slogan : « la violence n’a pas de couleur, mais elle a un genre ». Et qu’il ne comprend pas ce qu’il a fait de mal en tant que genre masculin. On lui dit que tous les hommes ne sont pas des porcs… Je me suis fait traiter de « collabote » pour avoir défendu un homme qui avait tué son épouse. J’avais trahi mon genre ! Attention à ne pas essentialiser les hommes, et les femmes ! Et tâchons de conserver, comme le dit le journaliste Jean Birnbaum, le courage de la nuance.
Article passionnant. Clair et précis avec une bonne approche des problèmes sans en éviter les écueils.