L’art de Phia Ménard -artiste ayant affiché précocement sa transition de genre- est devenu si monumental, qu’il parvient encore à impressionner mais plus du tout à dénoncer, en l’occurrence la détresse des migrants, à l’aune de l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme sur la liberté de circulation.
Drôle d’anniversaire (approximatif), ce mercredi 28 février 2024, à l’Opéra-Comédie de Montpellier. La saison Montpellier Danse programmait Art.13, la dernière pièce de Phia Ménard. On s’y est souvenu comment, voici dix ans bientôt, on assistait dans cette même salle, à la création mondiale de Belle d’hier, de cette même auteure. Cette pièce marquait alors l’entrée, en grande pompe, de Phia Ménard dans le cercle de la grande reconnaissance.
Or était resté perplexe, tant le dispositif scénique alors déployé semblait lourd et encombrant, au regard de ce qu’on avait apprécié jusque là, de la part de cette artiste. Autour de 2010, c’est en performance solo qu’elle avait aiguisé un art interdisciplinaire, à portée de son propre corps. Par-delà sa transition de genre, elle développait une réflexion en actes, très incisive, sur les métamorphoses d’un ordre établi des matériaux. La rigidité des relations au monde s’en trouvait questionnée. Texture soupçonnée.
Un art monumental de la démonstration
Puis sonna, en 2015 donc, avec Belle d’hier, l’heure de grands déploiements scéniques, dans une débauche de moyens, ou d’effectifs en scène. On craignait d’y voir se perdre l’acuité du geste de Phia Ménard. Retour au présent : Art.13 s’annonçait cette fois comme un solo. Mais ça n’est pas une question de nombre. Cette nouvelle pièce s’obstine dans le projet d’un art monumental de la démonstration, qui impressionne, voire écrase, en oubliant totalement ce rien que peut l’art, et qui est tout : soit la tentative d’ouvrir la faille perturbatrice dans l’ordre de la représentation. Sans quoi il ne fait que confirmer, paraphraser, redoubler, les effets de domination du récit médiatique.
Pas une seconde, on ne doute de la sincérité de Phia Ménard. Il suffit de circuler sur les réseaux sociaux pour constater comment, dans sa vie civile, cette artiste sauve l’honneur de sa corporation si souvent apathique, en se mobilisant pour toutes les causes de la résistance sociale et politique contre le triomphe de l’autoritarisme néo-libéral. Sous cet angle, il faudrait des dizaines d’autres Phia Ménard. On la suivra encore dans l’intention de sa pièce Art. 13.
« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien »
Que dit l’article 13 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, promulguée en 1948 ? Cet article dispose que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat ». Certes. Mais encore, que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Liberté de circuler !
Le premier tableau d’Art.13 rappelle ce que ça donne dans la réalité. Un panneau avive la mémoire -comme sur une tombe- d’Aylan Kurdi, ce garçonnet syrien, dont la photo du cadavre, au bord d’une plage turque, en 2015, fit toutes les unes de la presse mondiale, pour incarner la détresse des migrants. Et sur scène, on distingue, exactement dans la même posture, vêtu de la même manière, une silhouette analogue.
Or, tel un sphinx, ce corps, échoué face contre sol, se ranime, regagne sa position érigée, sa mobilité animée. Comme un lutin, un diablotin, il s’engage dans une danse d’indiscipline, sauts incessants, écarts vigoureux, membres anglés, tête sur pivot, aussi insolente qu’incessante. Cela est censé perturber l’ordonnancement tout classique, symétrique, d’un jardin à la française, où la chose se déroule. Non sans défier une sculpture de nu masculin en gloire, qui trône là. Nous avons eu un voisin de salle qui avait omis de se renseigner sur le sens du titre Art.13. De toute la pièce, rien ne lui aura permis de déceler que le dispositif qu’on vient de décrire avait trait à la question des frontières…
Fatras scénique et orgie de fumée
Cette confusion est pardonnable. Car la faute d’ensemble est plus lourde et profonde. Jamais notre turbulent gamin -la danseuse Marion Blondeau en fait- ne parviendra à capter notre attention de manière un peu vibrante. Elle ne fait pas le poids. Sans doute la dramaturgie ne le lui permet-t-elle pas. C’est que, de bout en bout, tout est un accablement démonstratif de fatras scénique, dans une orgie de fumées, une pompe d’emphase musicale, un lourd démantèlement monumental, qui nous fit conclure qu’on n’avait pas tant affaire à un théâtre d’objets, que plutôt à un théâtre de manutentionnaire.
Ni ellipse. Ni fulgurance. Rien ne respire. Rien ne s’échappe. Rien ne fait assaut, alors même qu’on voudrait mimer une destruction de l’ordre établi. Dans l’ordre bourgeois de la représentation, dans l’écrin caricatural qu’en offre l’Opéra-Comédie, la surenchère démonstrative, dans une débauche de moyens, laisse de marbre, pas même fissuré, le spectacle redondant déjà mis en scène par l’empire médiatique qui brandissait la photo du petit Aylan.
On se prit à penser à la pièce Liebestold, vue l’an passé au Domaine d’O, d’Angelica Liddel. Avec, elle aussi, sa débauche de moyens. Mais une furie punk qui défonce sur son passage toute sagesse théâtrale. Et pas plus tard que le week-end dernier, la Bérénice de Castellucci, où l’on sent aussi les liasses de dollars déversées sur le plateau, mais pour qu’un vertige d’audace dramaturgique inquiète toute tranquillité de l’héritage classique.
En proie à ces réflexions, on quittait Art.13 harassé ; en rien harponné.
Photos Christophe Raynaud de Lage