Un frère et une sœur se retrouvent vingt ans après avoir partagé un traumatisme d’enfance, un viol. Après Isabelle Huppert, encore une star au théâtre Jean-Claude Carrière : Adèle Haenel dans une mise en scène de la chorégraphe, plasticienne et metteuse en scène franco-autrichienne Gisèle Vienne. Un théâtre qui fait de l’espace entier une expérience perceptive, bouleverse l’écriture scénique. Mais dans Extra Life, Giselle Vienne semble parvenue au stade d’un enfermement dans l’autocélébration d’un style formalisé.
Bis repetita. Pour la deuxième fois en quinze jours, le Théâtre Jean-Claude Carrière, au Domaine d’O, met ce week-end à son affiche le nom d’une star qui claque. Après Isabelle Huppert dans Bérénice, voici venu le tour d’Adèle Haenel, dans Extra Life. Avec à nouveau un effet de production super classe : c’est au prestigieux Festival d’Automne à Paris qu’a été créée cette nouvelle pièce de Gisèle Vienne.
Bis repetita. La partie du public qui n’aurait été motivée que par le nom de star qui claque, aura couru le risque de la frustration. Si Adèle Haenel brille dans Extra Life, c’est au cœur d’un déploiement scénique qui tourne résolument le dos à l’art théâtral conventionnel ; celui où domineraient une intrigue, une claire narration, des rebondissements et des dialogues, qui favoriseraient les morceaux de bravoure des grands jeux d’acteur.ices.
Il est franchement difficile de dire un peu clairement ce qui se passe dans Extra Life. Dans une voiture garée nuitamment, une sœur et un frère (Adèle Haenel et Theo Livesey) tuent le temps d’une conversation complice, alors qu’ils sortent d’une fête. Une troisième présence, assez vite : Katia Petrowick, dont nous n’avons su déterminer le rôle. Si ce n’est que, dans la situation hic et nunc, celle-ci a tout pour sembler un dédoublement, offerte en miroir des projections de la première protagoniste féminine (Adèle Haenel, disait-on).
Un viol intra-familial subi dans l’enfance
On le répète, on n’est pas ici dans un jeu du récit, mais de présences, aux textures brumeuses, flottantes, extrêmement ralenties, à l’humeur onirique des réminiscences allusives. Du frère et de la sœur, on comprend qu’ils partagent le traumatisme commun du viol intra-familial subi dans l’enfance. Quelque chose de l’ordre de la hantise obsédante va cristalliser un instant autour d’une poupée d’enfant, à taille humaine réelle, effigie irradiante, révélation de l’enfant mort en l’être blessé, déposé en l’adulte, arraché et perdu, oublié toujours présent.
Cette citation matériellement incarnée est alors sublime. Gisèle Vienne provient, à l’origine, de l’art de la marionnette. Mais cela dans sa conception la plus contemporaine. Cet art est électrisé par les sortilèges de la projection humaine entière, physique, présente, quasi incarnée ; or chimérique, illusoire, de pur chiffon imaginaire. C’est précisément à l’instant de cette apparition que, très délibérément suppose-t-on, le texte entendu depuis la scène est retraité de telle manière qu’il se fait absolument inintelligible.
Entendons que, décidément, le registre de l’oralité structurée ne peut rendre compte de toutes les intensités vécues. Apprécions qu’une trame plus souterraine, plus transversale, plus survolante aussi, tisse le flux des interactions. Entendons qu’un chaos du sens opère au défi de l’entendement confortable. Admettons qu’un théâtre post-dramatique libère des espaces mentaux sans cela asservis à la petite péripétie, comme aux leurres du lyrisme. Il n’empêche. Il n’empêche qu’autour de cette figure de poupée rendue strictement inaudible, il nous a semblé que se loupait la dramaturgie possible d’Extra Life.
Un art rebelle, interdisciplinaire
L’art de Gisèle Vienne a pu follement nous passionner. Inter-disciplinaire, rebelle à tout enfermement catégoriel, il circule entre marionnette, danse, théâtre, scénographie (portée à ses sommets de créativité plasticienne), composition sonore et musicale. Cet art a su bousculer les limites de la vielle danse (même se croyant jeune) agitant ses beaux gestes, les limites du théâtre ânonnant ses grands mots à grands effets.
Encore aujourd’hui, cet art nous bouleverse, quand il distille le vertige de présences intégralement saturées d’absence, quand il creuse les corps jeunes en boucles évidées et ceintures tournoyantes, quand il se suspend aux limites, quand il orchestre, à travers l’immense cage de scène, des cathédrales de luminosités chromatiques, de sonorités réverbérantes, de musiques puissamment atmosphériques. Quant ainsi il donne dimension géante au plus vulnérable sentiment du doute, du trouble.
Une autoglorification
Mais à cette heure, il a cessé de nous paraître défier un ordre quelconque de la représentation établie. Il nous semble plutôt ressortir à la formalisation d’un style. Sans plus de dynamique corrosive. S’offrant à notre contemplation, il risque même de nous agacer, à paraître empreint d’une autoglorification, exposant ses moyens.
Le hasard aura voulu que l’auteur de ces lignes ait assisté, à un jet de caillou le même jour dans l’après-midi, à une représentation scolaire de la furieuse pièce de Rébecca Chaillon, Plutôt vomir que faillir. Le titre l’indique : l’insolence, l’inélégance, l’assaut contre les formes satisfaites, étaient à l’oeuvre, active, performative, en actes, en présence plutôt qu’en représentation, à cet autre rendez-vous. Tout autre. La vie. Abrasive. Dérangeante.
Tout du moins, au final d’Extra Life, l’énoncé par Adèle Haenel, d’une vigoureuse déclaration en faveur de la population de Gaza, venait, par contraste, déchirer l’excès de brume… Et réveiller, mais de manière si détournée, la question du rôle de l’art dans la société.
Du 7 au 9 mars au domaine d’O.
Photos Estelle Hanania