La pièce conçue et produite par la Cité européenne du théâtre à Montpellier, jouée au domaine d’O du 23 au 25 février, puis du 5 au 28 mars au Théâtre de la ville, a provoqué des scènes incroyables, des cris, des insultes, des empoignades entre spectateurs. Le récit de ces représentations parisiennes et le point de vue de Jean Varela.
« Bérénice » est déjà entrée dans la postérité. A-t-on déjà connu production montpelliéraine aussi retentissante jusqu’à Paris ? Déjà, un spectacle hors-norme. C’est la deuxième grande production, après le flamand Ivo van Hove au Printemps des Comédiens 2023, imaginée, conçue, financée et commercialisée par cette nouvelle Cité européenne du théâtre, fusion du printemps des Comédiens et du domaine d’O. A la manœuvre pour vendre le spectacle qui a coûté très cher. Une seule actrice sur scène + deux acteurs mais dans un rôle mineur, une dizaine de figurants, une bande-son impressionnante de l’américain Scott Gibbons, une proposition lumineuse démente, une scène sans décor pour 800 000€. Le coût d’un opéra (la vente du spectacle à de multiples co-producteurs a ramené la facture à 100 000 euros pour la structure montpelliéraine).
Localement, les réactions ont été globalement modérées. On se souvient d’un « Reviens Racine !« , le soir de la première, raconté ici (à LOKKO, on a aimé). Des silences gênés, quelques fous rires. Michael Delafosse, le maire de Montpellier, a parlé de « bataille d’Hernani » (*) lors de la conférence de presse du festival de Radio-France mais on a noté peu de réactions outrées comme celle du sénateur socialiste Hussein Bourgi qui a évoqué une « daube en boîte ». Mais quel déchaînement à Paris !
« On ne comprend rien à ce que tu dis Isabelle ! »
Dans un article du Figaro du 28 mars, le journaliste Alban Barthélémy raconte une sévère « empoignade ». Des personnes qui quittent la salle, et puis une apostrophe devenue fameuse : « On ne comprend rien à ce que tu dis, Isabelle ! ». « Une partie de la salle est outrée« , raconte Le Figaro. « Mais taisez-vous », « »Silence ! ». Quelques noms d’oiseaux sont lâchés. Isabelle Huppert continue, imperturbable ».
Quand les figurants se retrouvent nus, slips baissés, « un spectateur éclate de rire. L’hilarité saisit la salle. Elle ne s’arrête plus, jusqu’à la scène finale ». La représentation tourne carrément « à la bataille d’Hernani » lors du salut final : « des spectateurs se mettant à huer copieusement la troupe. D’autres se lèvent, et applaudissent à tout rompre. « Bravo Isabelle, tu es sublime ! ». « Choisissez mieux vos textes », crie une femme en apparence compatissante. Bravache, l’actrice revient trois fois sur la scène, en nous regardant fixement avec un air de défi ».
Lorsque les lumières se rallument, le spectacle est dans le hall du théâtre où pro et anti se disputent. Un homme reproche au spectateur indélicat de s’être adressé de cette manière à Isabelle Huppert. « Vous êtes des bobos parisiens », leur lâche-t-il. « Jusque sur le boulevard, les discussions vont bon train. « Vous n’avez rien compris », lance un vieux connaisseur à des jeunes qui osent questionner l’intérêt d’un tel monologue. « C’est du génie ! Une vraie adaptation ! Du grand Castellucci ! ».
« En sortant du théâtre, on avait la gorge serrée et les larmes aux yeux. D’émotion et de colère mêlées. Dans tous les sens du terme, on était choqués. En rentrant à l’appartement, on a eu besoin d’écrire ce qui s’était passé. Depuis le début » s’émeuvent à leur tour les écrivains Mathieu Bermann et Anthony Berthon dans Libération. Tout autant que la pièce provocatrice du metteur en scène italien, c’est la réaction du public qui interroge.
Toujours dans Libération, Didier Péron note que « l’actrice-star tient bon face aux critiques assassines et à un public manifestant de plus en plus bruyamment sa réprobation face à la version de Bérénice de Racine qu’elle interprète seule dans la version de Romeo Castellucci. Faut-il vraiment s’en émouvoir et évoquer une violence insupportable face aux huées et interpellations de spectateurs exaspérés ? »
Certains ont vu dans les manifestations bruyantes du public la manifestation d’une forme de vulgarité, d’ignorance des codes du théâtre, de la part d’un public pourtant encore assez élitiste et globalement moins puriste ou remuant qu’ à l’opéra. Comme si plusieurs Yannick, du nom du héros ordinaire du film de Quentin Dupieux, prenant un otage une représentation théâtrale où il s’ennuie, s’étaient donné le mot ? Comme si le théâtre se voyait contaminé sur le mode de « ces polémiques flashs sur les réseaux sociaux, où tout le monde s’insulte à longueur de journée » selon les mots de Libération. Un « dérapage » émanant d’une « personne isolée » a tempéré Emmanuel Demarcy-Motta, le directeur du Théâtre de la ville où les dernières représentations ont été triomphales.
Radical et fumeux
Mais les critiques ne sont pas venues seulement de ces Yannick. Télérama, étalon du goût, a vu un spectacle « radical et fumeux ». Pour Le Monde, le duo Castellucci/Huppert « peine à convaincre, malgré l’univers plastique et envoûtant de la mise en scène ». Libération a regretté « un parti pris osé au résultat chaotique » sous le titre : « Huppert et impairs ». Il y a eu également un texte irrésistible de drôlerie dans Slate : « Dans la pièce de Racine mise en scène par Romeo Castellucci, on ne voit rien et on entend mal. Que demander de plus ? »
Inventive aussi, la réaction de l’écrivaine Camille Laurens qui a posté sur sa page Facebook un texte marrant en alexandrins : « Castellucci le faux a massacré Racine / Hier sur le plateau où souffrait Bérénice / Huppert a retenu le public au supplice / Qui n’entendait que pouic, enfoui sous la turbine / Un mot sur vingt passait la rampe, à l’agonie / Seigneur, cruel, adieu, et que le jour finisse / Je vivrai (c’est pas sûr), j’aimais, Seigneur (ou pas) / On s’est barré fissa, on n’a pas crié bis / Si l’on vous y convie, ne suivez point nos pas / Théâtre de la Ville, où je ne sais quel charme / Encor vers quoi m’emporte, on a crié merci / Et tandis que blessés nous cherchions la sortie / Le pompier de service a vu couler nos larmes ».
Si bien que les bonnes critiques, comme celle des Inrocks, ont paru un peu moins nombreuses : « Un grand plongeon dans les affres écœurantes et étourdissantes de douleur d’un amour sacrifié, démoli, renié. Une performance qui s’empare de la tragédie racinienne avec une liberté folle et une confiance absolue dans la capacité du théâtre à métamorphoser la condition humaine, à la fois comme objet de contemplation et comme sujet d’expérience, d’autant plus puissant qu’il est vulnérable ».
Isabelle Huppert : « un micro-événement »
On attendait avec impatience les réactions d’Huppert. Dans « L’échappée » sur France Inter, le 29 mars, elle donnait son point de vue : « C’est compliqué, on aime toujours plaire, mais jouer des choses pas forcément gentilles, aborder des choses perturbantes, c’est la moindre des choses, c’est ce qu’on demande à la littérature, à la peinture… Pourquoi pas au théâtre ou au cinéma. On peut avoir du plaisir à sourire, s’émerveiller, ça n’a rien à voir. Mais on peut s’émerveiller de déplaire aussi, je crois ».
Ce 2 avril, dans l’émission La Bande originale sur France Inter, interrogée à nouveau, elle minimisait : « On a entendu tout et surtout n’importe quoi. Apparemment, ça a questionné les gens, peut-être plus que moi, parce que pour moi c’est un micro-événement très, très court« , a-t-elle confié, avant de préciser que les critiques ne l’avaient pas surprise. « Les spectacles de Castellucci ont toujours beaucoup dérangé, il y a eu précédemment des réactions beaucoup plus violentes, donc je trouve qu’on ne s’en est pas trop mal tiré sur Bérénice par rapport à d’autres« , conclut-elle. À propos des huées, la star ironisait dans C à vous sur France 5, ce même mardi 2 avril : « J’étais déçue, j’en attendais plus ! J’en attendais beaucoup plus de Romeo Castellucci, j’étais très déçue…«
« Ces salles divisées électriques, c’est extraordinaire »
Bataille d’Hernani ? Jean Varela, directeur de la Cité européenne du théâtre estime que « cela peut rappeler la création du Sacre du Printemps en 1913. Bérénice est de ces objets artistiques qui marqueront un jalon. Avec la presse et les réseaux sociaux, le débat sur ce qu’est un objet patrimonial au théâtre a largement été amplifié au-delà des seuls spectateurs. Exacerbé, je pense, par la présence d’une icône du cinéma. Qu’Isabelle Huppert ait servi ce type de théâtre a surpris. C’est tout à son honneur de se risquer ainsi au travail radical de Castellucci« .
« Une controverse inouïe et réjouissante« , confie-t-il. Voir ces salles divisées, électriques, c’est extraordinaire. Le soir de cette phrase dont on a tant parlé (« On n’entend pas ce que tu dis Isabelle ! »), j’étais dans la salle avec des Chinois, stupéfaits et ravis de voir qu’un tel débat pouvait se déployer autour d’un objet d’art ».
La production montpelliéraine a été peu mentionnée dans cet épisode parisien ? « Il faut du temps pour qu’une maison soit reconnue. C’est un travail de fond sur un temps long. Bérénice est le résultat d’années de fidélisation avec Castellucci, et aussi Isabelle Huppert (venue pour la première fois en 2017 pour lire Sade). Première production de la Cité européenne du théâtre à Montpellier, Après la répétition + Persona de Ivo van Hove est nominé 4 fois aux Molière cette année« .
La polémique a aussi des vertus commerciales : le serveur du théâtre de la ville a buggé suite au nombre de connexions. Une date a été rajoutée à Paris, qui reprend le spectacle en 2025. Le 4 avril, la première à Milan a été un succès. La tournée s’amplifie avec des représentations à Shangaï, une tournée en Amérique Latine, des discussions sont en cours pour Barcelone et New-York.
(*) La bataille d’Hernani est le nom donné à la polémique entre classiques et modernes et aux chahuts lors des représentations de « Hernani », drame romantique de Victor Hugo, en 1830.