Quand Alain Damasio hacke la Comédie du livre

Entre concerts, dédicaces et rencontres, le plus grand écrivain de science-fiction français a attiré la foule à la Comédie du Livre au point qu’il était assez compliqué de voir ses interventions, ou au prix de longues files d’attente. Un public transgénérationnel pour un auteur culte à la simplicité inébranlable qui présentait son dernier livre « Vallée du silicium », fruit d’une immersion dans la Silicon Valley. Il était l’invité du LOKKO LIVE spécial Comédie du Livre. Notre entretien. 

Peu d’auteurs de cette envergure ont exploré à ce point l’illustration sonore de leurs écrits. A Tropisme, le 17 mai (photo à la UNE), avec le groupe de musique expérimentale Palo Alto, Damasio était au micro, récitant un passage de son livre « Les Furtifs », ces êtres quasi-imperceptibles à l’œil nu, toujours en mouvement, qui se figent, aussitôt vus, en sculptures de céramique pour ne pas livrer le secret de leur espèce. Une célèbre émeute figure dans le livre, évoquées par des images reconstituées de soulèvements réels à Marseille en fond de scène. Auparavant, on avait pu écouter le résultat d’une rencontre entre son univers et la géniale Phaune Radio représentée par Floriane Pochon. Des bidouilleurs de génie marseillais, dont l’aventure a démarré à Montpellier. 

Et peu d’auteurs se permettent de traiter publiquement (à Tropisme) le président de la République de « connard » ! Soutien des Gilets Jaunes et de la Palestine -ses propos lors de la rencontre avec l’écrivain Karim Katan ont heurté-, adepte de l’action directe, l’écrivain de l’anticipation colle aussi à l’actualité. La parole contestataire sans filtre de cet homme à l’apparence ordinaire, un fils de carrossier qui se rêvait à 25 ans en terroriste ou rock star, compte désormais. Dans le public (cela l’amuserait), on chuchotait qu’il était « suivi de près par les RG ».

Un talent spectaculairement protéiforme : il a aussi monté un studio de jeux vidéos, une maison d’édition La Volte et une Ecole des vivants à 1300 mètres d’altitude dans les Alpes de Haute-Provence. Un écolieu, avec du maraîchage, de la polyculture, de l’élevage de chevaux et un centre de formation, autour de l’art, de la politique et de l’écologie, sous la forme d’ateliers. Ce qu’il appelle une « expérience micropolitique » pour tenter l’esquisse d’une réplique du vivant face aux GAFAM, ces monstres qu’il est allé voir de près à San Francisco. Aller vers le très humain plutôt que le transhumain. 

Damasio fascine. Pour son dernier livre, « Vallée du Silicium », il a une couverture presse impressionnante. Il rallie autant les boomers que les jeunes fans de la série « Black Mirror » qu’il vénère. Une voix essentielle de la technocritique en France qui avait invité dans l’amphi de l’ancienne faculté de médecine de Montpellier Arnaud Auger, rencontré durant son enquête en Californie, à parler de la santé du futur. « Un pur produit de la Silicon Valley mais bien dans sa peau » tout droit sorti de son livre, qui a expliqué à un public technosceptique les miracles accomplis grâce à son Appel Watch, de ses lunettes et de sa bague connectée pour vaincre son obésité et sa dépression. Une séquence d’anthologie.

Alain Damasio affronte son succès avec bonhommie, tutoie tout le monde, avec un généreux sourire de timide mais la pression le fatigue (« Est-ce que je vais avoir le temps de me reposer ?« ). Il n’a pas de smartphone (juste un fixe). Il faut donc bien blinder avec son entourage pour le recevoir au LOKKO LIVE. Un grand moment ! 

Valérie Hernandez

 

« Je suis très content de ne pas avoir de smartphone »

En 2022, Alain Damasio a passé un mois à San Francisco. De son immersion dans la Silicon Valley, il a tiré « Vallée du silicium », un recueil de chroniques sur notre aliénation au numérique et des réflexions pour la dépasser. Il était l’invité du LOKKO LIVE, le 18 mai dans le jardin enchanteur de l’hôtel de Lunas.

LOKKO : Vous êtes un auteur de science-fiction reconnu et très aimé, vous avez vendu des milliers d’exemplaires de vos romans tels « Les Furtifs » ou « La Horde du contrevent » qui emmène les lecteurs dans un univers très singulier. Vous signez aujourd’hui quelque chose de très différent. Pourquoi avoir choisi ce format ? Qu’est-ce qu’il s’est passé entre les romans précédents et Vallée du Silicium ?

ALAIN DAMASIO : C’était en latence, en sous-terrain, dans mon travail depuis le début. Même dans mon premier livre, « La Zone du Dehors », il y a des blocs de philo ou d’essai, qui sont parfois comme des plaques d’herbes dans lesquelles on a parfois du mal à avancer. J’avais déjà besoin d’exprimer certaines choses en terme conceptuel. Je m’étais éloigné de la forme de l’essai mais il y a des segments dans tous mes bouquins avec un personnage de philosophe comme Capt dans « La Zone du Dehors » ou alors Varech dans « Les Furtifs », qui va porter cette dimension. J’ai tellement d’admiration pour les philosophes. Et je sais que je n’en suis pas un. Je n’osais pas entrer dans cette forme même si le travail de réflexion m’importe beaucoup. 

Cette fois, j’ai osé franchir le pas, mais c’était un coup de bol. Alors invité par la Villa Albertine à San Francisco, je leur avais dit : « J’ai envie d’y aller. J’ai envie de rencontrer les gens de la Silicon Valley, ce monde-là qui fabrique le futur dans lequel on va vivre. Je leur ai demandé de me faire rencontrer un maximum de gens, ça a commencé comme ça. Je suis arrivé avec l’idée de faire des chroniques. J’avais envie d’écrire un peu à la volée. J’ai commencé les chroniques là-bas, tout en rencontrant des gens, et ensuite, s’est imposée l’idée de les reprendre, de les retravailler, d’aller plus loin. Voilà comment j’ai fait l’essai, pour la première fois.

Vous n’y êtes donc pas allé avec la perspective d’écrire une fiction, mais avec celle de réaliser une étude d’anthropologue…

Ouais, j’avais en tête de nourrir juste mon travail, d’essayer de sentir avec un coup d’avance, d’observer les innovations de la technologie grand public : ça m’intéressait de voir les prototypes, en pensant que ça m’aiderait pour le travail d’anticipation. Surtout, je voulais sentir les affects. Je trouve que c’est super important l’économie du désir qu’il y a derrière : qu’est-ce qui les porte ? comment ils vivent ? quel est leur degré de convivialité ? de froideur ? C’est eux qui fabriquent le monde dans lequel on vit, concrètement. Les 5 GAFAM sont là-bas. Tu peux aussi rajouter Twitch, Uber, tout ce que tu veux… De fait, on subit leur vision de l’être humain, fabriquée là-bas. Eux, se vivent comme le centre du monde, ce qui est quand même toujours incroyable. Comment tu peux te prétendre ou te croire centre du monde ? Et finalement, c’est pas si aberrant que ça parce qu’ils sont bien le centre de notre monde quotidien.

         
   « Je ne voulais pas y aller en humaniste de gauche technophobe »

Quel a été la réception de l’enquêteur que vous étiez là-bas ? Avez-vous senti des réticences à votre présence ?

Non non, j’ai été malin et puis aussi, je ne voulais surtout pas y aller avec mon crible franchouillard, humaniste de gauche qui est assez technophobe, en tout cas très technocritique au sens négatif. Je ne voulais pas les faire réagir à mes propres préjugés. Je voulais au contraire me fondre. Je suis arrivé comme un auteur qui essaie de se fondre dans ses personnages, qui essaie de comprendre ses personnages, de les écouter. J’ai très peu parlé, moi qui parle beaucoup habituellement… Je pouvais passer trois heures en entretien avec quelqu’un et parler moins de dix minutes. J’étais dans un questionnement hyper ouvert, pour leur permettre de développer leur vision. La plupart des gens ne me connaissaient pas, donc je suis arrivé comme un petit gars sympathique qui discutait avec eux et ça m’a permis d’absorber beaucoup de choses. J’avais envie de me faire embarquer, décaler. De penser contre moi-même, ou plutôt de penser sous soi-même ou à côté de soi-même, au-delà de soi-même. J’avais envie qu’ils me décalent, de sortir de mon mode d’analyse de ce monde-là, même si le naturel revient vite car ça fait 30 ans que je réfléchis sur ces choses là (ici, le public du LOKKO LIVE)

Vous avec constaté une véritable liturgie à l’Apple Park. Vous décrivez une part de sacré, une esthétique de l’épure presque « protestante ». Qu’est-ce qui vous d’emblée frappé en entrant dans ce lieu ? Quel est votre souvenir immédiat de cet endroit ?

En entrant dans la Silicon Valley, j’avais un guide qui s’appelle Fred Turner. C’est un sociologue de la Silicon Valley, quelqu’un d’assez jovial, pour un anglo-saxon, en tous cas de très chaleureux. On a commencé à se balader en voiture dans cette immense cuvette qu’est la Silicon Valley. T’es pris par cette espèce de banlieue pavillonnaire quadrillée, à angle droit, comme souvent aux Etats-Unis. Il n’y a strictement aucun intérêt architectural, il n’y a strictement rien. T’es là, tu viens justement au centre du monde et tu t’attends comme un Européen à voir des couches sédimentées d’histoire, des lieux de culte, des lieux dense, des lieux historiques, mais il n’y a rien de tout ça. La seule espèce d’émerveillement, ce sont les sièges sociaux qui peuvent te l’inspirer. Le ring d’Apple, cet espèce d’immense cercle d’1,6 km, le campus de Google.

         
   « La Silicon Valley est d’une banalité affligeante »

En réalité, c’est d’une banalité affligeante. Et donc, t’es obligé de surinvestir le moindre élément pour lui donner une espèce de densité parce que t’es au contraire dans quelque chose qui t’échappe. Moi, j’avais l’impression d’être sur une carte mère et de circuler comme une électricité lente, c’était très bizarre. On était dimanche, en plus, donc les campus sont vides. On est allés à l’Apple Park, qui est la boutique emblématique de la marque, entièrement vitrée, toujours avec cette notion de rectangle, avec les bouts arrondis et là j’ai été frappé par l’espèce d’unité du design, avec une sorte de pacification incroyable des arrêtes, des angles, avec des couleurs complètement homogènes avec un refus de la texture, du chamarré, du métissé et donc ce côté très froid et très protestant effectivement, qui a été imposé par Steve Job. Un design très soustractif, qui en dit beaucoup sur ce qu’est la marque et qu’est-ce qu’elle veut porter. Donc, on a commencé comme ça. Je me suis dit : « Bon Dieu, je vais quand même pas faire tous ces kilomètres, cramer mon bilan carbone pour trois ans pour ne pas essayer d’entrer vraiment dans ce qui se passe ici ».

Avez quelle sensation sortez de vous de cet endroit ?

Tu ne peux pas accéder au siège social. Tout est absolument sécurisé. Il y a une espèce de douve qui passe sous le ring. Cette masse de 1,6 km, c’est impossible de se l’approprier. Tu la vois toujours en photo vue du ciel et tu vois cette espèce de fabrication, de mythopoïese (ndlr : création d’un mythe). Ils fabriquent des mythes, ils font des storytelling très spécifique, c’est fait pour être vu de drone ou de ciel par Dieu, mais en réalité quand t’es dans le réel, tu ne vois que des bouts. Rien n’est accessible, tout est fermé, et c’est une marque qui se prétend ouverte, fluide, accessible, etc. Ils te donnent le réel qu’ils ont envie de te donner. Donc ça m’a fait penser au panoptique de Bentham, qu’analyse Foucault avec un gardien central qui analyse toutes les cellules mais toi t’as jamais accès au gardien. Cette dissymétrie est très évidente sur place.

Mais n’est-ce pas aujourd’hui le cas de toutes les villes, qui répondent à une esthétique enviable sur les réseaux sociaux ? On le voit particulièrement à travers les images diffusées par les offices de  tourisme, qui encouragent à montrer notamment des clichés pris devant le nom de la ville en lettres géantes placées spécifiquement pour cet usage…

Quand tu regardes, tout est fondé sur la vue aérienne. La Croatie, c’est magnifique en vue aérienne, mais quand t’es à l’intérieur des villes, tu ne vois strictement rien. Je regardais des photos d’Arles, récemment : en photo aérienne, quand tu vois tous les toits et la reine d’Arles, c’est splendide, mais quand tu circules à l’intérieur, oui c’est pas mal, mais ce sont des petites rues très étroites et t’as absolument pas cet accès. Donc on t’invente une vision ou un tourisme d’Arles, que tu ne vas jamais pouvoir vivre quoi. Et finalement tu consommes ce tourisme vu du ciel et qui n’est pas du tout la réalité. Donc, oui c’est une façon de fictionner (ici, au LOKKO LIVE avec le cinéaste animalier Sylvère Petit).

         
« Il n’y a aucun voyage qui existe sans les photos du voyage »

Mais tout est fondé comme ça. Même nos propres vies on les fictionne aujourd’hui avec les selfies permanents, les post qu’on fait des voyages et qu’on met sur Instagram. T’as l’impression, comme le dit Braudillard magnifiquement, que plus rien ne peut exister sans cette espèce de boucle retour du fait de s’auto-filmer, du fait de s’auto-prendre en photo, du fait d’envoyer des messages sur ce qu’on est en train de vivre. Il n’y a aucune fête qui existe sans qu’on filme la fête, il n’y a aucun voyage qui existe sans les photos du voyage. C’est-à-dire qu’on a besoin d’assurer cette boucle rétroactive que le numérique nous permet et t’as l’impression que c’est comme si on avait une déclaration d’inexistence ou de flottement existentiel. C’est comme si ce qu’on vivait n’était pas suffisamment intense, habité, charnel, vécu, et qu’on avait besoin de la certitude ou de l’archivage ou du stockage de ces moments permanents par le numérique pour avoir une sorte de déclaration d’existence. Je trouve ça très intéressant. Baudrillard l’avait vu très tôt, il y a quarante ans et je trouve que c’est propre à l’époque. C’est comme si on avait un doute sur l’intérêt même de ce qu’on vit et qu’il fallait l’auto-certifier en permanence par ces boucles vidéo et photo. Et c’est pas du narcissisme, comme le dit très bien Baudrillard, ça n’a rien à voir avec du narcissisme. C’est plus un sentiment de ne pas être assez là et en archivant, en mémorisant, en demandant à la mémoire numérique de faire le boulot, on pourrait décréter que notre vie a un sens, ou que ce voyage a un sens, ou que cette fête a un sens et une intensité, que ça a le mérite d’être vécu. Alors que quand le moment est vraiment vécu, pour moi, il n’a pas besoin d’archive, il n’a pas besoin de tout ça.

Est-ce que vous connaissez des villes qui résistent aux sirènes de la tech, qui résistent à l’imaginaire numérique ?

Ce sont plutôt des espaces ruraux, qui résistent à ça. Mais en Occident, non, je n’ai pas connaissance de ville qui échappent à cette norme. Ou bien, il faudrait la trouver. Si elle existe, on va y aller. On va aller faire un selfie là-bas !

Comment reprendre possession de la ville, de l’humain, dans ces conditions là ?

En ville, ma médiation du numérique est partout, constante. À partir du moment où t’es toujours interfacé par la photo, par la vidéo, le GPS, ben tu as moins cette corporéité, cette incarnation, de vécu physique de la ville. Je suis très content de ne pas avoir de smartphone, de prendre les choses en direct, de regarder les gens et d’être à l’intérieur du monde. Chez moi, je suis tout le temps connecté. Mais quand je sors de chez moi, par le fait de ne pas avoir de smartphone, je suis avec les gens, je suis avec ce qui se passe, je lève la tête, je regarde le monde et c’est mon boulot d’écrivain de faire ça, d’éponger ça, d’être un buveur de ça. Quand tu vis pas la vie comme ça c’est quand même bizarre.

 
   « Marseille, une ville puissante, punk qui surprend sans arrêt »

A contrario, vous avez donné corps à votre écriture puisqu’un passage de votre roman « Les Furtifs », a été incarné dans la ville de Marseille, le 5 juin 2022, lors de La Marche des Clameurs (photo)…

C’était un travail génial du théâtre de la Cité, qui avait vraiment préparé ça. Pour moi c’était fabuleux car tu as ce côté démiurgique de partir du Marseille réel pour aller vers la fiction de l’émeute dans « Les Furtifs ». On l’a refait sur le lieu même, à la vitesse même de l’émeute dans « Les Furtifs ». On est partis de la fiction et tout d’un coup ça a cristallisé, ça catalysait dans le réel. Et ce truc là, quand t’es auteur c’est très jouissif. Ce moment où ce que t’as inventé, un peu fou, un peu imaginaire, fait la boucle retour vers le réel. Sous le cagnard, on a vécu « Les Furtifs ». C’était très beau par rapport au livre. C’est des bonheurs, des luxes d’écrivain.

Est-ce que Marseille résiste mieux que les autres à l’esthétique numérique ?

Je trouve que Marseille, ça reste une ville qui n’arrive pas à se faire gentrifier, malgré tout ce qu’on dit. Il y a toute une panique sur la Plaine, sur la rue de la République, toute une panique sur le fait qu’il y avait un embourgeoisement et qu’ils allaient récupérer ce centre-ville extrêmement populaire, mais ça fait 25 ans que je viens dans cette ville et quand tu vas au marché de Noailles c’est toujours pareil, La Plaine, certes, ils ont fait un massacre débile de recouvrir ça d’une forme de béton, d’enlever des arbres pour en remettre d’autres, enfin ça n’a aucun sens, mais tu vois que la pratique de la Plaine ne bouge pas, ça reste ultra métissé, ça reste ultra vivant. C’est une ville qui reste rugueuse, qui reste sauvage à pleins de niveaux. Franchement, à part dans le 8ème et 7ème, ça bouge, ça reste très actif au niveau théâtral, musical, il se passe pleins de choses dans les tiers-lieux. Elle est toujours une ville puissante, hyper agaçante par plein d’aspects mais qui reste punk et surprend sans arrêt.

Propos recueillis par Géraldine Pigault

« Vallée du Silicium », Alain Damasio, Seuil, 336 pages, 20 euros.

Photos @Comédie du Livre @LOKKO.

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