Les réflexions qui ont précédé la programmation d’une pièce du Théâtre national palestinien, les reproches des féministes, l’accent au théâtre, la polémique « Bérénice » qui a fait de Montpellier « un lieu symbolique » : l’entretien LOKKO du directeur du Printemps des Comédiens qui s’ouvre ce jeudi 30 mai.
LOKKO : Comment ça se passe la fabrique d’un festival ? Ce sont des opportunités qui s’ajoutent ou bien y a-t-il un angle, une idée-force qui précède ?
JEAN VARELA : C’est le thème qui se fabrique tout seul. On ne part pas en se disant qu’on va aller dans un sens précis. Il y a des fidélités à certains artistes qui se mêlent aux contraintes de lieu. On ne programme pas de la même façon à l’amphi d’O ou au théâtre Jean-Claude Carrière. Toutes sortes de choses qui sont mises sur la table et réfléchies. Souvent, quand la programmation est terminée, des lignes de force apparaissent, malgré nous. Peut-être parce que les artistes travaillent sur des sujets qui travaillent eux-mêmes la société ou le monde. Et se retrouvent à un moment donné en résonance avec ce qui nous est venu à l’esprit.
« Montpellier est un lieu d’hospitalité à la jeunesse »
Et là, qu’est-ce qui a jailli ?
Il m’a semblé que la jeunesse apparaissait comme une ligne avec la présence de Conservatoire national supérieur de Paris dans « Portrait de famille, une histoire des Atrides » (photo) et l’Ensad de Montpellier que l’on verra dans Arche, Le malheur indifférent. Un terreau qui est à relier à ce que je vis au quotidien dans ce bureau en recevant des artistes, surtout les plus jeunes qui ont beaucoup d’interrogations, d’angoisses. Je me suis dit : montrons que Montpellier est un lieu d’hospitalité à l’audace et à la jeunesse !
Et dans le même temps m’est revenu en mémoire le fait qu’on allait célébrer le 80ème anniversaire du débarquement en 1944. 1944 : c’est l’année du Conseil national de la résistance et les jours heureux, avec son article 15 qui invite à construire une politique d’instruction et de culture pour les jeunes. Si en 1944, alors que tout est à refaire, que tout est détruit, on a pu mettre en place une politique d’aide à la création, qu’est-ce qui nous empêcherait de poursuivre et d’amplifier cet esprit ? Commémorer ce moment-là non pas comme une cendre mais comme un feu !
Un festival de résistance ?
Sans le dire tous les jours, on l’est en permanence en résistance. Nos maisons de théâtre de service public sont des lieux de résistance. Cette année de commémoration, de temps difficilement joyeux, encore plus.
« Le développement festivalier pose question »
Comment ces idées ou ces valeurs atteignent elles ou concernent elles véritablement les spectateurs qui sont, parfois, comme on le voit à Avignon, de purs consommateurs de spectacles. Le théâtre qui va nous changer, qui va provoquer des bifurcations, c’est un rêve ? (photo « Journée de noces chez les Cromagnons »)
Avec le public de Montpellier, nous avons grandi ensemble depuis 2011. On s’est fortifié mutuellement. Ce public là voit des choses qu’il n’aurait pas acceptées alors. Sur Avignon, c’est autre chose. A une époque, des tours opérateurs faisaient de la Cour d’honneur une halte touristique. On voyait des bus arriver avec des gens qui quittaient la représentation quand ça ne leur plaisait pas. Mais, je l’ai vu aussi au Printemps des Comédiens avec une représentation de Pippo Delbono dans l’amphi, où avaient été invités des mécènes qui sont partis, heurtés. Cela arrive d’autant moins qu’on travaille à l’année avec le public dans une forme de continuité. Mais il est vrai que le développement festivalier, considérable, quasi délirant, pose question. Et cela nous renvoie à notre identité : sommes nous des foyers de création ou des lieux de tourisme de masse ? C’est la question posée par Jean Vilar qui avait senti ce risque.
Ce public, il a avancé ?
Oui, on a avancé ensemble.
Il a du coup un peu vieilli ?
Oui, mais il y a un nouveau public qui vient même si ce n’est pas suffisant. Je note un renouvellement. Et en invitant tant de jeunes acteurs et actrices à jouer, on fait un nouveau pas dans ce sens. Ce qui est formidable c’est le mélange des publics, depuis les novices jusqu’aux spectateurs quasi professionnels, des jeunes, des plus vieux.
Quel est l’impact de ce théâtre que nous proposons ? C’est le rêve du théâtre de nous changer, oui. Un rêve éveillé et merveilleux. Le théâtre n’apporte pas de réponses, il ouvre des chemins, celui de l’écoute en commun dans un premier temps, en frôlant le genou du voisin ou de la voisine. C’est rare. Est-ce qu’on sort meilleur, transformé ? Sûrement, sur le temps long mais ça n’agit pas instantanément, ça travaille. C’est un autre temps, plus profond.
On aimerait qu’il y ait des polémiques montpelliéraines comme il y en a à Avignon avec des sujets qui s’enflamment.
Avignon est l’endroit symbolique. Montpellier a eu sa controverse avec « Bérénice » mais hors festival. Ce fut un choix, quelque chose de délibéré. On voulait montrer que le Printemps des Comédiens restait un point d’acmé mais qu’il allait se passer dorénavant des choses à l’année. Ce débat de société autour de « Bérénice » montre que Montpellier, dans le domaine du théâtre, est en train de devenir un lieu symbolique.
« Tout le monde ne peut pas relever le défi de l’amphi d’O »
Georges Lavaudant, Jean Bellorini, Cyril Teste, Jean-François Sivadier : il y a beaucoup de fidélités. Et cela crée d’une édition à l’autre comme un air de famille, ce qu’on sent de plus en plus nettement, mais au risque d’une impression de déjà vu ?
C’est une question d’équilibre. Beaucoup de propositions sont inédites : le Warm up, pour les artistes émergents, l’argentin Guillermo Cacace (photo), le chilien Guillermo Calderon, beaucoup de nouveautés. Cette année on a voulu accompagner aussi beaucoup d’artistes français, indépendants pour certains, pour, dans ces moments difficiles, montrer notre attachement à leur travail. Et puis tout le monde ne souhaite pas et ne peut pas relever le défi de l’amphithéâtre d’O.
C’est casse gueule l’amphi d’O ?
On peut se casser la gueule partout ! La Mouette de Cacace dans la Cabane napo de 80 personnes va peut-être se casser la gueule aussi. Ce n’est pas grave d’échouer, c’est même parfois salutaire. Et pour le spectateur ça participe de la formation du regard.
C’est quoi les moments difficiles, mémorables, des dernières éditions ?
Le Dibbouk dont on attendait beaucoup et qui a été très compliqué…
Les grands bonheurs ?
L’accompagnement de Cyril Teste qui dit lui-même que le Printemps est son nid. La première venue de Krystian Lupa ou « The Encounter » de Simon Mc Burney ou le travail, il y a deux ans de Brigitte Negro, présente cette année encore, qui a été extraordinaire. Un ravissement !
« Nous avons consulté les représentants des cultes »
Comment on fait du théâtre après le 7 octobre ? Vous programmez 2 pièces fortes : « Une assemblée de femmes » (ci-dessus) par le Théâtre national palestinien et « Journée de noces chez les Cromagnons« de Wajdi Mouawad, déprogrammé au Liban sous la pression d’accusations émises contre le metteur en scène de complaisance avec Israël. Avez-vous hésité avant de les programmer ? Y a-t-il un risque ?
Nous étions en discussion avec Jean-Claude Fall et Roxane Borgna avant le 7 octobre, des artistes qui comptent sur le territoire. Après le 7 octobre, la question s’est posée, oui, de programmer ou pas « Une assemblée de femmes », de façon aigue. Depuis plusieurs années, au Printemps des Comédiens, nous organisons, sans publicité, une rencontre multiconfessionnelle où les représentants des différents cultes sont invités. On dîne ensemble puis on va au spectacle ensemble. Je les ai consultés et tout le monde a adhéré.
Tout le monde ?
Les associations israélites, musulmanes, laïques. Il n’y a eu aucune opposition. Plutôt un encouragement. Puis est arrivée la mésaventure de Wajdi Mouawad, exfiltré de Beyrouth, les autorités locales estimant qu’il était en danger. Donc, la création se fera en France, au Printemps des Comédiens.
Pas de crainte, pas de risque ici ?
On y pense, oui. Mais faire jouer le Théâtre national palestinien, dans un contexte international aussi sensible, cela nous a paru plus difficile. Pour la pièce de Mouawad, ce n’est pas tout à fait au même endroit, me semble-t-il. C’est la sensibilité personnelle d’un artiste qui a été en cause. On verra bien !
Alors, il y a beaucoup de femmes sur la scène. Chez Lupa avec « Balkony – Pieśni Miłosne (Balcons-Chants d’amour) », des femmes emmurées dans la domination masculine, une distribution exclusivement féminine aussi dans « Villa » du chilien Guillermo Calderon qui se passe dans une maison où on a torturé. Mais le mouvement HF Occitanie a déploré la sous-représentation des metteuses en scène au festival.
Oui, il y a beaucoup de femmes dans cette édition. Chez le polonais Lupa, sans que rien ne soit prémédité comme on l’a dit à l’entame de notre discussion, on évoque le patriarcat. Une proposition faite au Printemps par un metteur en scène qu’on considère énormément, ici. Il m’a semblé important de montrer que les femmes ne militaient pas uniquement dans les pays en guerre ou les régimes totalitaires mais en Occident aussi, qu’on croit à un stade plus avancé. Il y a donc l’Assemblée des femmes palestiniennes aux Micocouliers d’après Aristophane, et « Les messagères » d’après Antigone de Bellorini (ci-dessous) avec une troupe de théâtre afghane composée exclusivement de femmes.
« La parité, on n’y arrive pas ! »
Ces critiques me touchent quand je vois qu’il est noté qu’une violence est faite aux femmes au Printemps des Comédiens. On en est conscient. On est en chemin mais loin de la parité et ça nous a beaucoup taraudé, bien sûr. On n’y arrive pas ! Voilà ce qu’on s’est dit ! On tient des tableaux d’équilibre et on savait bien qu’on n’y arrivait pas. Il n’y a pas d’excuses. Parmi toutes les équations à résoudre, trouver un spectacle de femmes pour l’amphithéâtre, ça a été compliqué. Sur le reproche d’avoir satellisé les femmes, je précise que le théâtre d’O ne nous a pas été accessible, cette année et ça n’a pas arrangé les choses. Nous avons dû produire l’argentine Marina Otero à La Chartreuse pour cette raison. Séverine Chavrier, il était question qu’elle vienne ici, mais elle est finalement à Avignon cette année. Il est un fait qu’il y a davantage d’hommes qui montent des productions. La question des femmes n’est pas une rhétorique au Printemps, c’est un souci et un combat permanent.
On s’était vus quand vous étiez de retour d’un spectacle de Depardieu sur Barbara à Toulouse. Pourquoi on ne l’a jamais vu à Montpellier ?
J’ai dit à Gérard Depardieu ce soir-là que j’aimerais le faire à Montpellier. On était au début de cette affaire. Cela n’avait pas pris une telle ampleur. Il m’a dit dans sa loge : « Je ne pourrais pas venir« . J’ai compris qu’il savait qu’il ne pourrait plus jouer. Il y avait des manifestations ce soir-là à Toulouse qui lui étaient hostiles.
Il est d’une autre époque, m’aviez vous dit alors ?
Il m’avait donné cette impression là, oui.
« Quand vous gommez l’accent, vous vous gommez vous-même »
Pour finir sur l’accent. La pièce « Parler pointu » de Benjamin Tolozan en parle. Il y a le « Marius« de Pommerat (photo). Ils ont l’accent dans ce Pagnol revisité ?
Certains, oui. Mais ce n’est pas le socle de son travail d’acteur.
C’est un grand sujet ! Vous-même, vous avez eu des problèmes comme acteur ?
J’ai un accent, je l’avais encore plus avant. C’est vrai qu’un professeur m’a dit que je ne pourrais jamais jouer de tragédie. Quand vous gommez l’accent, vous vous gommez en partie vous-même. C’est complexe de trouver sa vérité d’acteur en ayant changé son identité musicale. Mais Peter Brook et d’autres ont fait entrer heureusement les accents sur le plateau. Wajdi Mouawad a lui-même décidé de monter la pièce que nous allons voir en ayant entendu la traduction de son texte de « Mère » en libanais. C’est dans sa langue qu’il a pensé trouver une profondeur. Et ce spectacle « Parler pointu » de Tolozan raconte l’aventure de ce garçon qui découvre combien il s’est éloigné de lui-même quand, de retour dans son village de province, personne ne comprend l’oraison funèbre qu’il prononce pour son père. Contre tous ceux qui nous rebattent les oreilles sur la dégradation du français, on voit que notre extraordinaire langue est mouvante, merveilleuse d’enrichissement permanent. Dans ces moments où s’exprime une peur de perdre des identités immuables, contre toutes les idées rances, nous devons parler de la langue. Dans « Bérénice », ce qui a choqué les gens, je pense, c‘est l’atteinte au patrimoine linguistique de l’alexandrin. C’est intéressant.
Votre grande attente, le spectacle que vous attendez le plus ?
Le spectacle des spectateurs arrivant sous la pinède.
Le Printemps des Comédiens, du 30 mai au 21 juin. En savoir +, ici.
Photos à la Une crédit Marc Ginot, « Portrait de famille, une histoire des Atrides » crédit Mathis Leroux, « Journée de noces chez les Cromagnons » crédit Simon Gosselin, « Gaviota » crédit Francisco Castro Pizzo, « Une assemblée de femmes », crédit Laurent Rojol, « Les Messagères » crédit Juliette Parisot, « Marius » crédit Agathe Pommerat.