Tchekhov en liberté pour le lancement du Printemps des Comédiens

Deux adaptations de Tchekhov ont ouvert le Printemps des Comédiens. Très différentes, toutes les deux passionnantes. Pionnier de la vidéo au théâtre, Cyril Teste a situé un Platonov très « teenage » dans une soirée arrosée. L’argentin Guillermo Cacace, figure du théâtre indépendant argentin, a charmé avec une Mouette intimiste lue autour d’une table.

Un Platonov très teenage

« Bérénice » hante ce festival. Pour des tas de raisons. En particulier parce que le scandale de la production montpelliéraine, cet hiver à Paris, a été fertile en significations : Romeo Castellucci a osé un traitement assez punk du répertoire qui a franchi le mur du convenable, pour certains. Et peut-être ravivé notre regard sur ce thème inhérent au théâtre : comment jouer les oeuvres sacrées du répertoire ? Jusqu’à quel degré de liberté ? 

Nous voilà, aux premières heures du festival, dans la cabane en bois VIP/Presse du festival en compagnie de Cyril Teste. Un chouchou du festival, comme l’a rappelé Jean Varela dans un entretien à LOKKO, où il a fait « son nid ». C’est la 5ème fois qu’il y est programmé. « Nobody » en 2013, une performance filmique sur l’aliénation au travail, est au rang des grandes secousses esthétiques du festival. Coolitude et esprit brillant, il a expliqué devant une dizaine de journalistes sa fascination pour le Platonov de Tchekhov lu pendant le Covid. Vers lequel il a été amené en montant « La Mouette », l’Everest de l’auteur russe. Tandis que Platonov, pièce écrite à 18 ans, jamais jouée de son vivant, est à part. Elle a « une monstruosité que j’avais envie de faire sortir. On est dans quelque chose d’excessif, de mal coiffé ».

Platonov, intellectuel raté, séducteur cynique et désespéré, est invité chez Anna, une aristocrate criblée de dettes, comme souvent chez Tchekhov, dans sa maison de campagne. Cyril Teste concentre l’oeuvre dans une seule soirée. « Sur l’autre rive » : deux heures d’une grandiose fête des rancœurs (une trentaine de figurants locaux boivent et dansent sur scène), de bilans amers, d’amours empêchés, de mépris derrière le vernis amical, un verre à la main. Le vin exalte les haines et les désirs jusqu’à ce que le rimmel coule, et que les chemises collent.

Il y a quelque chose de très sensuel dans un Platonov surprenant chez ce metteur en scène pour qui la vidéo « est un pinceau« . Mais qui a eu le désir d’un théâtre plus fauché, avec des décors recyclés d’anciennes pièces. De « retrouver le muscle du théâtre« , « travailler avec rien » (« Je me rapproche de Peter Brook en vieillissant« ). Deux caméras toutefois subsistent de la signature Teste, qu’une régie fait alterner, qui touchent la peau, les corps, de manière foutraque, tremblée. Les acteurs excellent dans une pièce clairement faite pour eux. 

Le rapport au répertoire ? Très désinvolte, très « teenage » selon l’expression de Cyril Teste. Il y a carrément une « Platonova » qui rappelle la « Lambada ». Réception mitigée pour une pièce puissante et prometteuse dont l’effet de dilution des caractères tchekhoviens est saisissant : des histoires de chacun, on saisit des bribes, hurlées et disloquées comme dans les fêtes arrosées. Une substantifique folie apparaît pourtant bien clairement. Mais peut-être quelque chose de trop linéaire, une fois posé, manquant de suspens.

Une Mouette bouleversante

Quelques mètres plus loin, c’est la cabane Napo : un espace pour 80 personnes, quasi un caisson. Des gradins entourent une grande table où sont fixés des micros pour 5 actrices mais on ne les distingue pas tout de suite car des spectateurs ont pris place à leur côté. En régie, tout près, Guillermo Cacace, figure du théâtre indépendant de Buenos Aires, ouvre la soirée en parlant de son pays : « Le gouvernement actuel est le pire connu depuis la dictature militaire ».

Enfant terrible de la scène argentine, Guillermo Cacace a distribué les rôles exclusivement à des actrices : il y a Irina, actrice célèbre et égocentrique, mère de Konstantin, écrivain frustré, aimé par Macha, mais amoureux de Nina, actrice défaite qui va se perdre dans son amour pour Boris, un écrivain à succès…

« Il n’y a rien de plus triste que d’avoir des illusions » dit Macha. Pièce des vocations contrariées et des passions non partagées, l’œuvre emblématique de Tchekhov devait faire l’objet d’une production dans une forme classique, sur scène, mais Guillermo Cacace a choisi de garder les répétitions autour de la table. Sans costumes, les actrices en permanence assises. Aussi un théâtre fauché.

Il fait chaud. Une sensation de confinement, un peu limite, renforce l’intimité comme en miroir de l’étouffement existentiel des protagonistes de cette « Gaviota » (mouette en espagnol). Dans leur langue (avec des sous-titrages en hauteur), elles déroulent un jeu nu et profond qui connaît des pics impressionnants de cris et de larmes. Notamment la scène de l’annonce du suicide de Konstantin. Au texte de Tchekhov s’ajoutent des répliques originales et une bande son de musiques, hispaniques pour la plupart, propice à une forme d’envoûtement. Une proposition intelligente et cohérente qui a marqué le début du festival.

Photos « Sur l’autre rive » @Simon Gosselin, photos « Gaviota » @Francisco Castro Pizzo.

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