Théâtre sous haute tension politique au Printemps des Comédiens

Le Liban n’a pas voulu de la pièce de Wajdi Mouawad soupçonné de complaisance à l’égard d’Israël. C’est le Printemps des Comédiens qui a accueilli la première internationale de « Journée de noces chez les Cro-Magnons ». Dans une « Assemblée de femmes, aujourd’hui » de Roxane Borgna et Jean-Claude Fall (photo) s’est exprimé un féminisme palestinien insoupçonné. Un théâtre en arabe qui a l’humour en commun et a trouvé à Montpellier une hospitalité sans faille. Une double proposition qui n’était pas sans risque.

Une comédie « un peu libanaise »

« Des pressions inadmissibles et des menaces sérieuses » ont conduit le théâtre Le Monnot de Beyrouth à renoncer à programmer « Journée de noces chez les Cromagnons ». On reprochait au metteur en scène franco-libanais d’avoir accueilli un spectacle d’Amos Gitaï au théâtre de la Colline qu’il dirige. Egalement une tribune appelant à ne pas tomber dans le piège de l’antisémitisme, fin 2023. Et d’avoir fait financer les billets d’avion de ses comédiens par Israël pour la tournée de « Tous des oiseaux », passée par Montpellier (on se souvent que les spectateurs vaillants étaient restés malgré la pluie). Le Liban interdit à ses ressortissants de se rendre en Israël ou d’avoir des contacts avec cet Etat ennemi. « Exfiltré » selon le mot de Jean Varela dans l’ITV donnée à LOKKO, Wajdi Mouawad est venu présenter son travail à Montpellier alors que la tension s’aggrave entre Israël et le Hezbollah.  « Ensemble est le mot qu’on déteste le plus au Liban » regrettait-il douloureusement dans un entretien dans Télérama, il y a quelques jours. 

Mouawad a quitté le Liban en 1978 à l’âge de 10 ans, au tout début de la guerre civile. L’exil lui a inspiré une œuvre majeure. C‘est loin des siens, au Québec, qu’il a écrit cette pièce de jeunesse.

Inoubliable dans « Mère », vue aussi à Montpellier, Aïda Sabra (photo) mène vigoureusement cette comédie familiale où le public rit de bon coeur. Cromagnons : cela dit tant du décalage avec son clan. On dit pas mal de gros mots chez les Mouawad. Même la mère parle de son fils comme « le fruit de son cul« .

Dans un décor nu de bois clair, les parents préparent le mariage de la jeune sœur. Leur fils, dont le cerveau a buggé, aide aux préparatifs tandis que la future mariée reste invisible : elle souffre de narcolepsie. On la voit à travers la paroi d’un caisson translucide, symbole d’un enfermement mental. Ce qui lui fait peur l’endort subitement. On s’étripe sur la qualité de la salade, on égorge un mouton (une scène gore, mais le mouton est factice…), on parle beaucoup de bouffe comme dans toutes les familles en mâchant les peurs et les névroses -fassolya, taboulé, baklava- pendant que les obus tombent.

La guerre civile libanaise les a rendus fous. Les identités sont désintégrées. « Personne n’est quelqu’un » dans ce « pays à la con« . Le fiancé existe-t-il d’ailleurs ? C’est par un comique criard que s’opère le travail de mémoire, qu’il est possible. La pièce est sur un fil, entre récit autobiographique et fable. Une « comédie un peu libanaise« , profonde et poétique où Mouawad porte un regard libre qui frôle le sacrilège patriotique. En surimpression (encore une belle idée), on le voit tapant à la machine cette œuvre puissante sur l’exil, d’une nostalgie sans mièvrerie et sans concession. Tout était déjà là. 

« Je rêve d’être présidente de Palestine »

Il est frappant de constater les similitudes, les mêmes biais, avec la proposition des montpelliérains Roxane Borgna et Jean-Claude Fall dont il était temps qu’on reconnaisse le travail mené depuis des années en Palestine : « Une assemblée de femmes, aujourd’hui », inspirée de l’auteur de comédie athénien Aristophane. LOKKO avait parlé déjà du documentaire inspiré par les multiples rencontres faites dans le cadre de ce travail théâtral, donné en 2021 à Jérusalem par les acteurs du Théâtre National Palestinien El Hakawati. Les images de Laurent Rojol sont en fond de scène montrant ces femmes en gros plan, notamment celles rencontrées dans une grotte du désert du sud d’Hébron. L’une d’entre elles se rêve en « présidente de la Palestine ». 

Un autre histoire vient se superposer aux paroles des témoins d’aujourd’hui : les femmes d’Athènes ont pris le pouvoir en volant les vêtements de leurs époux. Ce #metoo antique d’Aristophane est joué, portant fausses barbes et cravates, par quatre magnifiques actrices palestiniennes qui développent une vitalité et une radicalité réjouissantes et viennent déjouer bien des représentations. Le directeur du théâtre lui-même, Amer Khalil, s’est travesti. Il porte une chemise de nuit. D’une verve à l’autre, séparées de 2500 ans, un effet miroir troublant qui est la bonne idée de cette proposition.

Pourtant, le réel est là, si proche et si obsédant. Pour la projection du documentaire à Jérusalem, certaines actrices n’ont pas pu venir, n’ayant pas de permis de séjour dans la ville sainte. Pour programmer cette pièce, le directeur du festival Jean Valera a du prendre des précautions. Il a consulté les représentants des différentes confessions à Montpellier. A la fin de la représentation, une actrice est venue dire qu’il ne serait pas possible d’inviter les spectateurs et spectatrices à faire la fête, comme à chaque fin de spectacle, mais juste à boire un café noir, « comme quand il y a des morts chez nous« .

Un double challenge donc au Printemps des Comédiens, sans aucun incident alors qu’il y avait quelques craintes, dont le théâtre se sort la tête haute.

Photo à la Une « Une assemblée de femmes, aujourd’hui » crédit Marie Clauzade. Ci dessus : crédit photo Laurent Rojol. Les photos de « Journée de noces chez les Cromagnons » crédit Simon Gosselin.

Le Printemps des Comédiens se poursuit jusqu’au 21 juin. 

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