Que ferait le Rassemblement national au pouvoir, si au soir du 7 juillet prochain, il disposait d’une majorité pour gouverner ? Emmanuel Négrier, chercheur montpelliérain en science politique, répond à partir de l’analyse des politiques culturelles dans des municipalités d’extrême droite, à Beaucaire et Perpignan. Des points communs : politisation, ingérence, folklorisation et rejet de la diversité culturelle. Le programme politique, d’inspiration néolibérale, donne la priorité au patrimoine, manifeste une aversion pour la création contemporaine avec « le goût des gens » comme boussole.
Emmanuel Négrier , directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier
Que ferait le Rassemblement national au pouvoir, si au soir du 7 juillet prochain, il disposait d’une majorité pour gouverner ? Pour prétendre répondre à cette question, nous disposons aujourd’hui d’une palette à la fois étendue et pourtant imprécise d’éléments probants. Et ce n’est pas un hasard.
L’examen du RN au pouvoir, dans les municipalités françaises, permet de préciser la nature du moment historique dans lequel nous nous situons, et d’envisager la façon dont il pourrait faire à la culture et au patrimoine une « place majeure dans le redressement moral du pays » (livret Patrimoine du RN).
Mais il y a d’autre part le programme tel qu’il a été présenté à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, faisant suite à celui de 2017 et au projet du Front national, à l’occasion de celle de 2002. Les évolutions sont sensibles, mais le fonds de commerce reste relativement constant. Il est très cohérent avec ce que font les gouvernements d’extrême droite en Europe.
Une place modeste
Il ne faut pas aujourd’hui donner plus de cohérence et de profondeur à ce que serait un programme de gouvernement de la culture du RN. Pourquoi ? D’une part, il tient une place relativement modeste -même si elle est réévaluée- dans le projet politique. Le tournant néo-gramscien du RN -en référence à l’idée du philosophe marxiste selon lequel la conquête de l’hégémonie passe par le combat culturel- reste relatif.
D’autre part, ce programme est plus conçu selon une logique d’apprivoisement que de guerre culturelle. S’il est aussi respectueux -en apparence- des acquis (patrimoine, intermittence, pass culture, aides à la création, etc.), c’est aussi pour ne pas provoquer la levée de boucliers d’un milieu culturel à la réputation « grande gueule », plutôt valorisé par les citoyens, et imperméable à la posture du RN en général.
La crèche de Beaucaire
Ce discours de « dédiabolisation » et ces traits communs se constatent également dans la manière dont les quelques collectivités locales RN gèrent la culture. Qu’y voit-on ? D’une part, les leaders locaux du RN ne cherchent nullement à faire du bruit avec la culture. Julien Sanchez, à Beaucaire (Gard), a certes vu partir les cadres de son service culture, en a recruté de nouveaux en faisant de la bibliothèque municipale un placard commode pour les agents opposés à lui. Mais il a prolongé la saison théâtrale mise en place par l’équipe antérieure, y prononce un discours avant chaque représentation proposée par le même prestataire de spectacle présent dans la ville depuis plus de 20 ans.
Il a donné plus de relief aux cultures camarguaises et folklores locaux, en faisant un discours avant chaque concert du soir des fêtes de la Madeleine. Il inaugure la crèche par sa présence, ceint de l’écharpe tricolore, assumant le risque répété d’amendes dont il n’a cure.
Dans le cas de Beaucaire, comme ailleurs, on assiste à une repolitisation de la culture, au sens de la présence des élus au cœur de décisions habituellement confiés aux professionnels de la culture. La fragilisation de ces derniers reste relativement discrète, et difficile à contrer politiquement.
Louis Aliot : le rejet du rap
À Perpignan, Louis Aliot et son adjoint à la culture ont repris la main sur une politique qui se déclinait avec des institutions aux antipodes de ses valeurs, ce qui a pu produire des conflits avec la Casa Musicale, acteur majeur des musiques actuelles dans leur diversité sociale, voire le rejet de tout soutien à certaines esthétiques, comme le rap. Mais il a conservé son soutien à la manifestation phare de la ville : le festival de photojournalisme Visa pour l’image.
Si les icônes locales de la culture sont généralement protégées (notamment par les pouvoirs d’autres niveaux : intercommunalité, département, région, État), les acteurs associatifs les plus engagés dans l’éducation populaire ou la culture dans les quartiers sont discrètement privés de soutien directement (coupes dans les subventions) ou indirectement, par l’exigence du paiement d’un loyer au tarif sciemment exorbitant, comme on l’a vu à Hénin-Beaumont, avec la Ligue des Droits de l’Homme.
Une large place est, au contraire, faite aux cultures traditionnelles et folkloriques de chacun de ces territoires. La politisation, la folklorisation et le rejet de la diversité culturelle sont donc à la fois présents et discrets dans la gestion RN des villes. Rien d’étonnant à cela : ces municipalités ont une fonction assumée de laboratoire prétendant démontrer la capacité du RN à gouverner, en assumant la posture la plus sobre possible en termes idéologiques.
Priorité au patrimoine
Ce programme insiste d’abord, énormément, sur le patrimoine, dans sa version la plus conservatrice, centrée sur les bâtiments. Elle ignore la version la plus actuelle, qui se décline au pluriel et fait sa part aux patrimoines immatériels, ouverts sur les différentes communautés de citoyens vivant en France et ce qui fait patrimoine pour elles.
Les mesures y sont à la fois précises et très orientées. La refonte de la fiscalité -déjà très avantageuse pour les propriétaires, notamment en matière de succession- entend favoriser les détenteurs de châteaux et bastides. Elle s’accompagnerait d’une suppression des taxes sur le Loto du patrimoine, lequel, malgré sa modestie (l’équivalent d’une conservation régionale des monuments historiques), permet de financer des projets en partie différents de ceux suivis par le ministère de la Culture.
Pour asseoir encore cette politique, il est prévu d’augmenter considérablement le budget de réhabilitation du patrimoine, et l’accompagner par la mise en œuvre d’un service national du patrimoine concernant les 18-24 ans, d’une durée de six mois, renouvelable une fois. À ces chantiers de jeunesse, qui existent déjà, tout comme dans l’autre version des chantiers d’insertion, on se promet sans doute d’affecter la tâche du « redressement moral » cité plus haut.
Telle qu’elle s’exprime, cette politique joue essentiellement sur la forme et sur les moyens. Rien n’est dit sur les contenus de leur projet. Pour en avoir une idée plus précise, il faut faire l’hypothèse – peu audacieuse – que le patrimoine dont il est question sera évalué à l’aune de cette valeur de redressement moral en se basant encore une fois sur le programme de cette campagne : « la Nation se retrouve dans les lieux, paysages et monuments où elle s’est formée » (livret, p.7).
Il serait donc sous l’influence de la préférence nationale, laquelle renvoie à un âge d’or introuvable. Il passerait au mieux par l’invention d’un passé homogénéisé et mythifié que les historiens de l’art mettent en pièces, comme Gabor Sonkoly le fait à propos de la reconstruction du château de Buda et de ses partis-pris d’authenticité et d’instrumentalisation, et donc par une logique d’exclusion.
Une orientation néo-libérale
S’il est difficile de détailler -et non d’imaginer- les contenus de la politique patrimoniale du RN, que dire des autres aspects ? La privatisation de l’audiovisuel éclaire la dimension néo-libérale et populiste du projet.
C’est un choix alternatif à celui de Giorgia Meloni en Italie, qui s’assure le contrôle plus direct des contenus, dans le cadre même de la propriété publique de la RAI : en Italie, l’extrême droite au pouvoir attaque les intellectuels.
Cette orientation néolibérale française prend une seconde signification au travers de la critique ordinaire exprimée par les élus RN (au Parlement comme dans les rares discours qui portent sur la culture) à l’égard de la création contemporaine, contraire aux « goûts des gens ». Leur promotion au rang de critère d’évaluation d’une politique culturelle se heurte à toute ambition en la matière qui, selon le mot de Jean Vilar, consiste à proposer aux gens des choses qu’ils pourraient aimer (et non ce qu’ils aiment déjà).
Elle se heurte surtout à l’esprit et à la lettre de la loi LCAP (Liberté de création, architecture et patrimoine qui précise les limites de l’intervention publique sur les contenus artistiques, dont les élus du RN ignorent (au deux sens du terme) le contenu.
« Le goût des gens » comme boussole
En lieu et place d’une politique publique, la décision culturelle légitime serait donc essentiellement rabattue sur les choix individuels déjà établis par les gens, et dont on peut se demander d’où ils proviennent : d’une tradition familiale ? D’un cursus scolaire ? De médias soumis à la mesure des audiences ? Il s’agit d’une entreprise néolibérale au sens où l’on constate la double méfiance à l’égard des institutions culturelles et de la liberté de création.
On retrouve dans ce choix, bien qu’exprimé de façon beaucoup plus modérée, les options que défendait déjà Jean-Marie Le Pen en matière de culture : « Dans le carré diabolique de la destruction de la France menée par des politiciens de l’Établissement, après l’extinction biologique (la dénatalité française), la submersion migratoire (l’immigration de peuplement), la disparition de la Nation (l’euromondialisme), le quatrième côté est celui du génocide culturel » (Programme culture du Front national, 2002).
Cette posture néolibérale a de quoi prendre avec une infinie prudence l’engagement de Marine Le Pen, dans le cadre de la campagne 2022, à maintenir les aides à la création et le statut des intermittents du spectacle. Au sujet de ce dernier, on ne trouve cependant plus trace du renforcement du contrôle de son usage par la mise en place d’une carte professionnelle, qui était proposée par elle en 2017. On a également peu de doutes sur la manière dont la politique d’éducation artistique et culturelle serait mise en œuvre sous la houlette d’un ministère de la Culture du Rassemblement national.
On peut donc sans difficulté considérer que le programme culture du RN se caractérise par trois traits :
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Une vision nationale et homogène du patrimoine ;
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une orientation néolibérale de l’audiovisuel et de la création, laquelle n’est pas contradictoire avec un contrôle renforcé sur les contenus.
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Une focalisation réactionnaire sur le lien entre culture et société.
Subvertir les outils en place
Enfin, le gouvernement RN de la Culture ne peut être envisagé qu’en gardant à l’esprit que celui-ci peut bien limiter son programme à quelques décisions formelles, tant il est vrai que l’enjeu est, pour lui, d’être à la tête d’instruments existants et d’en subvertir, sans les modifier, tout l’état d’esprit.
La politique du patrimoine du RN s’inspire de l’existant, mais serait bouleversée dans son contenu par une autre politisation. Les aides à la création, le statut des intermittents, la francophonie pourraient bien disposer des mêmes ressources, mais au profit d’orientations politiques bien diverses. C’est donc dans l’action concrète, selon cette hypothèse, que l’on pourrait voir à l’œuvre un programme politique de rupture, c’est-à-dire la transposition des slogans (préférence nationale, identité patrimoniale, rejet des multiculturalismes, goûts des gens) en instruments d’action, voire en leviers d’hégémonie.
Un article en creative commons de The Conversation.
Article fort intéressant.
Une précision cependant : il n’y pas de statut d’intermittent du spectacle.
L’intermittence est un régime spécifique d’indemnisation chômage censé correspondre à la réalité de nos métiers, c’est absolument tout.