La grande exposition estivale d’art contemporain à Montpellier, première de cette importance dans le sud de la France pour le grand plasticien français Kader Attia, est impressionnante d’ambition, de cohérence, et d’impact. Mais le propos de Kader Attia finit par laisser perplexe : peut-on alerter sur les tourments du monde, en recourant à une esthétique imperturbablement gratifiante, sage et attendue, finalement toute apaisante ?
Traverser une grande salle entière du Mo.Co. sous une sorte de forêt suspendue au plafond, faite d’un amalgame de dizaines de prothèses de membres humains : voilà qui ne laisse pas indifférent. La grande exposition monographique consacrée tout cet été 2024 à Kader Attia, est pourvoyeuse de fortes sensations immersives. On en a pour son argent. Elle porte un titre : Descente au paradis.
C’est un titre qui suggère très bien en quoi cette exposition se présente comme un parcours méthodiquement pensé. L’artiste l’a élaboré en séjournant abondamment à Montpellier, pour y collaborer au plus près des équipes de l’établissement. Cette proximité rare se sent. Le résultat est là. Numa Hambursin, qui dirige le Mo.Co souligne « l’ambition » – c’est son mot – de cette réalisation exceptionnelle. Elle habite tout l’espace, en invitant à une déambulation dans les volumes très singuliers du Mo.Co.
« Descente » dantesque au paradis
Cela débute par les salles de l’étage, pour continuer vers le rez-de-chaussée, et se terminer dans le sous-sol. Une descente, donc. C’est inattendu, par opposition à une montée au paradis. S’inspirant de Dante, il est proposé que l’étage supérieur soit le Purgatoire, tout d’abord, pour seulement ensuite s’enfoncer vers les deux hypothèses de L’enfer, et tout en fin de fouille Le paradis, souterrain.
De ces trois stades, l’artiste a composé trois représentations, non sans créer de nouvelles oeuvres in situ. C’est luxueux. Tout un cheminement s’offre à la visiteuse, au visiteur. Son fil est pétri d’évidence, or l’émotion artistique peut-elle ressortir au registre de l’évidence ? Ce fil tisse la référence autobiographique de Kader Attia, avec la trame d’une réflexion cosmogonique sur les tourments d’un monde en proie aux drames migratoires, aux destructions des guerres et du massacre écologique, pour se terminer dans la réparation que suggèrent les nouvelles pensées du vivant. Lesquelles sont tournées vers les savoirs ancestraux des populations originaires, que le colonialisme capitaliste a démantelés.
Les premières images sont photographiques, en grand format. Depuis les rochers des digues d’Alger (là où puisent les origines familiales de Kader Attia), des hommes se perdent dans l’observation sans fin d’un horizon d’appel en partance. Voilà qui est magnifiquement poétique. Mais déjà on tique, en apprenant que ces prises de vue, somptueuses, ont été opérées au télé-objectif. Les personnages de migrants oniriques, qui s’y dessinent, sont pures silhouettes symboliques, capturées à leur insu -objets iconographiques, plutôt que sujets d’un destin actif. Cela fait question.
Une mer morte de vêtements
Le purgatoire des espoirs incertains, des transitions en attente, commence à se dérouler. Mais multiples se présentent les occasions de tiquer devant les installations qui se succèdent. C’est une Mer morte de vêtements juste étalés, par dizaines, abandonnés au sol. Oui mais ces frusques sont d’un clean qui sent la sortie du pressing. Systématiquement, tous les signes de l’exposition continueront d’être impeccables, tirés à quatre épingles, lisses et séduisants. Une grande grille est dressée pour barrer l’espace. Elle est constellée de cailloux censés l’avoir percée à la façon de projectiles charriés par des flots. Mais l’on voit comme tout est bien découpé, ajusté, apprêté. Finement ciselé.
Devant des vues somptueuses, mais à nouveau de très loin, en travelling sur des barres de ZUP de banlieue, Kader Attia nous alerte gravement : « La beauté peut naître dans la difficulté ». On se pince à entendre une pensée si convenue. Quand, plus loin, une grande installation, à nouveau monumentale, évoque l’intifada, Kader Attia lâche sa seule référence explicite au contexte politique. Cela pour nous rassurer : si L’intifada peut donc faire un titre, il ne faut pas, un seul instant, le soupçonner, lui, de pratiquer un art littéralement politique. On devrait s’en trouver rassuré. Mais de quoi veut-on nous protéger ?
Reconnaissons-le : cet artiste a le geste ample, marquant, souvent impressionnant. Par exemple, il a sculpté, dans des blocs de bois, à la hache, une forte série de têtes de Gueules cassées. On appelait ainsi les hommes rentrés des tranchées de la première guerre mondiale, totalement défigurés. Oui mais lorsque leurs portraits furent accessibles à des regards d’autres civilisations que l’occidentale, certains y virent alors des figures chamaniques, quasi déifiées, d’êtres revenant de leur fréquentation des enfers. C’est dit, redit : le beau sait naître des entrailles de l’horreur.
Des arbres, porteurs d’âmes
Ainsi en va-t-il de toute cette Descente au paradis. Toujours le sens y est immédiatement explicite, à la façon d’un document médiatique, mais en mieux. Rien n’y dérange, rien n’y trouble, rien n’y suggère le doute. On y cherche en vain le travail d’ébranlement des évidences perceptives, explicatives, qu’on pense être le propre de l’art. La documentation de l’exposition argue d’un travail de la « beauté », qui magnifierait la portée politico-philosophique du propos de l’artiste.
Certes, mais cette intention peut aussi s’affaisser. C’est le cas dans la dernière transition, en route vers le paradis final. Toujours réparateur, Kader Attia a imaginé l’hybridation d’une batterie de bâtons de pluie -un archétype des cultures ancestrales, leur authenticité- et un dispositif technologique sophistiqué, censé en orchestrer le chant -le top de la modernité appliquée aux arts. Or ce syncrétisme des bonnes intentions ne fonctionne pas. L’ensemble accroche laborieusement l’oeil et l’oreille, de façon voyante.
On va tout de même gagner le paradis espéré. Pour ce faire, l’artiste s’est déplacé jusque dans des contrées du nord de la Thaïlande. Lesquelles sont tout imprégnées d’un bouddhisme fortement teinté d’animisme. Dans un luxuriant environnement tropical, des temples s’ouvrent à tous les coins de rue, et les divinations se décèlent dans tous les éléments du vivant, à commencer par les arbres, porteurs d’âmes, objets de vénération.
Une chamane transgenre
Une chamane nous y accueille. Au top de la tendance, il se trouve qu’elle est transgenre. Cela magnifie encore la fusion des porosités globales. Son discours est, au demeurant passionnant, qui fait le constat de tous les dégâts imputables à l’emprise occidentale dévastatrice de ces équilibres vitaux et spirituels ancestraux. Comment ne pas y adhérer ? A ceci près que s’installe, à nouveau, un malaise. Ces séquences de sérénité globale retrouvée, sont restituées par la voie de l’image filmique.
Or, la prise de vue procède à nouveau par capture, dans une gamme de perfection chromatique, d’enchantement paysager, de fascination exotique, qui procure l’impression qu’on est en train de feuilleter un exemplaire du magazine Géo. Tout semble fait pour combler un regard repu, pour apaiser les attentes d’une bien-pensance convenue, tout semble magnifique plutôt que beau, dans cette Descente au paradis. Cédant à un brin de méchanceté, on se dit avoir été embarqué dans la Mo.Costa Croisière de Kader Attia.
« Descente au paradis », Kader Attia. MO.CO, 13 rue de la République, Montpellier, jusqu’au 22 septembre 2024. Rens, ici.
Photos
Kader Attia, On Silence, 2021. Courtesy Kader Attia / Kader Attia, Rochers Carrés, 2008. Courtesy Kader Attia, Collection Barjeel Art Foundation-UAE, Collection Sharjah Art Foundation-UAE, Collection Société Générale-France, Fondation Ludwig-Allemagne, CNAP-France et Galerie Nagel Draxler / Kader Attia, La Mer Morte, 2015. Courtesy Kader Attia et Regen Projects / Kader Attia, Culture, Another Nature Repaired, 2024. Courtesy Kader Attia, Galerie Nagel Draxler et mor Charpentier / Kader Attia, Sans titre, 2024. Courtesy Kader Attia, Lehmann Maupin, Regen Projects et Galleria Continua.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste. Photo : Laurent Lecat.
Je commente mais sans rien connaître à l’art contemporain auquel je n’adhère pas, surtout les installations. N’empêche que le le ton de l’article, que je lis par hasard, me gêne assez avec des critiques que je trouve hasardeuses. Ainsi de la photo, critiquée, à Alger. D’abord cette photo est belle, avec une harmonie de coloris réussie et surtout une symbolique terrible. Or c’est justement la prise au télé-objectif qui donne cette réussite en orchestrant une suite d’aplats qui se catapultent : ces rochers semblables à un barbelé sur lequel un homme a quand même réussi à se jucher, la mer autant dire la liberté, les navires si loin, trop loin, inatteignables. J’ai du mal à comprendre que l’on ne soit pas sensible à cela.
Ensuite par exemple » On y cherche en vain le travail d’ébranlement des évidences perceptives, explicatives, qu’on pense être le propre de l’art. » Si une telle phrase n’est pas convenue, je veux bien être pendu. Cette pensée que l’art doit ébranler est récente et n’a rien à voir avec l’histoire de l’Art. Le journaliste a oublié de traîner ces guêtres dans l’Art antique, dans l’art médiéval et celui de la Renaissance, où l’on trouve avec un immense bonheur des sensibilités humaines qui réussissent à travers les siècles à magnifier et à consoler des difficultés de l’existence. Nous ébranler? Le monde tel qu’il va le fait tous les jours. Merci à Kader Attia de ne pas tomber dans le panneau.