Michèle Murray et Dimitri Chamblas : un festival des Américains.e.s de Montpellier

Le festival Montpellier Danse a montré cette année les créations de deux chorégraphes montpelliérain.es : Dimitri Chamblas et Michèle Murray. Tous.tes deux ont un lien très fort avec les Etats-Unis et leur culture ; de danse particulièrement. Or, côté scène ou côté ville, ielles semblent camper à des années lumière l’un de l’autre. Qu’est-ce que ces différences nous disent ?

Une seule salle. Mais deux soirées. Et deux ambiances. Sans rien de commun. Sinon que Dimitri Chamblas d’une part, Michèle Murray d’autre part, les deux chorégraphes montpelliérains qui viennent de s’y croiser à une semaine d’intervalle, ont tous les deux un lien très fort avec les U.S.A.. Rien ne les rapprochant pour autant.

La salle, c’est le Théâtre de l’Agora, joyau de la couronne des établissements de spectacle montpelliérains. Elle n’est pas si vaste : moins de six cents spectateurs. Mais en plein centre ville, elle occupe la rotonde, au dessin parfaitement classique, d’un monument historique : l’ancien couvent des Ursulines. Ainsi est-elle au coeur de l’Agora de la danse, là où ont également leur siège le festival international de Montpellier Danse d’une part, le Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon, d’autre part.

Au-dessus de son immense plateau, au pied d’une muraille de pierres blondes, caressé par les sourdes rumeurs nocturnes de la ville, ouvert à la zénithude du ciel étoilé méditerranéen, il est des Montpelliérain.es pour apercevoir, aux fenêtes des studios, le fantôme de Dominique Bagouet. Au côté de Georges Frêche, ce grand chorégraphe des années 80 avait porté le projet de loger la danse en ces lieux ; mais sans pouvoir s’y installer, la maladie l’ayant emporté prématurément. Et c’est ici que ces gens-là, amoureux de la danse, se sentent profondément montpelliérains ; plus que nulle part ailleurs.

Michèle Murray, 8 fois invitée à Montpellier Danse

Michèle Murray vient d’y vivre un sommet de sa carrière, en y créant la pièce Dancefloor. Un sommet, car composée pour un effectif géant de vingt-quatre danseur.ses (celleux du Ballet de Lorraine, lequel est voué à la constitution d’un répertoire de danse contemporaine). On doute que d’autres chorégraphes montpelliérain.es aient été aussi souvent programmé.es par la maison Montpellier Danse. Elle l’a été à huit reprise au total, dont ses quatre dernières productions, systématiquement, sur la scène sur-exposée du festival (et non en saison).

Une artiste immensément discrète

Une telle fidélité impressionne, surtout concernant une artiste immensément discrète, tenue sobre, maquillage de bon ton, cheveux tirés, sans le moindre écart ou éclat de voix ou de comportement. Il ne manquera pas de persiffleurs pour estimer que ce caractère prévisible, raisonnable, n’a sûrement rien pour déplaire à un Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse, très soucieux que rien ni personne ne puisse remettre en cause une once de son pouvoir fermement établi.

Mais les esthètes émettront une toute autre hypothèse, plus noble, pour expliquer cet attachement exceptionnel. Avec autant d’intégrité que de rare obstination, Michèle Murray entretient une tradition de composition de la danse, qui a sévèrement été battue en brèche depuis les années 2000 sur la scène contemporaine. C’est la tradition d’une danse très écrite, dans une combinatoire de phrases de mouvements, structurées, avec leurs conjonctions et leurs ponctuations, tirant de claires lignes qui font vibrer l’espace et le temps. C’est tout autre chose qu’une danse d’états et d’humeurs du corps, ou de narrativité dramatique, ou d’improvisation, ou de pure action performative.

Il n’est pas évident de discuter avec Michèle Murray avec l’intention d’en dresser le portrait. C’est qu’on se sentirait hors propos, à l’attirer sur le terrain des souvenirs personnels, des émotions, des anecdotes. On comprend vite que seule la discussion sur les modalités de son travail est susceptible de la concerner. Dans Montpellier, on dit souvent que Michèle Murray serait américaine.

Elle consent à préciser : « C’est plus compliqué. Je suis franco-américaine, mais j’ai grandi en Allemagne jusqu’à mes 19 ans. Je suis donc tri-culturelle, tri-lingue. On peut émettre l’hypothèse que mon expérience de circulation entre les langues -lesquelles tissent les liens au monde-  a un impact palpable dans ma façon de composer de la danse. Lorsque je travaille avec les interprètes, mes explications puisent abondamment à un lexique évocateur du langage : des questions de ponctuation, de grammaire, de structure des phrases ».

Des sources cunninghamiennes

Et voilà qui se redouble de la fréquentation assidue qu’eut Michèle Murray, du mythique Wesbeth Studio de Merce Cunningham (et son partenaire le compositeur John Cage), dans le Village new-yorkais. Là s’inventèrent des révolutions conceptuelles qui bouleversèrent le cours de toute la danse occidentale. La jeune artiste s’y rendit à plusieurs reprises à la jointure des années 80 et 90. « Je pense faire aujourd’hui de la danse du temps présent » assure la chorégraphe. Et on l’aura vu avec les jeunes du Ballet de Lorraine, vivant sur scène des accès de sensualité teintés de toutes les remises en cause des questions de genre, très actuelles, dans Dancefloor.

Mais elle assume ces sources cunninghamiennes : « J’ai vécu là-bas la parfaite égalité de tous les danseurs dans le studio. Et je me suis passionnée pour le pur travail sur l’espace et le rythme, le mouvement projeté, l’espace sans hiérarchies. Par goût, j’aime profondément cette idée de danse assez physique, graphique, qui va dans l’espace, avec un esprit d’invention et d’ouverture ». Quitte à céder un peu aux clichés, c’est jusque dans le port de sa personne, qu’on décèle chez Michèle Murray un parfum de rigueur un peu austère, une réserve de bon ton, qui rappelle les maîtres new-yorkais de la grande modernité qui s’ébrouait dans les années 60 et 70 sur les bords de l’Hudson.

Sur scène, les 2 et 3 juillet, au fil d’une pièce peut-être exagérément étirée sur une heure complète, on s’est laissé griser par un jeu incessant d’entrée furtives en scène, pour déployer une grande brume de présences de corps molléculaires. La gestualité surgit par la hauteur, avec des accents aquilins. Jamais l’oeil spectateur n’est capturé sur un motif obligatoirement prévalant. Le multiple et le divers ne cessent d’émulsionner, dans une onde de singularités des partitions (à ne pas confondre avec des égos ou des personnages). Au fil des trames, des zébrures et des fulgurances, c’est tout un univers qui se dessine dans un mouvement d’élévation, d’autant plus puissant qu’il ne consent que très fugitivement à des unissons.

Parvenu à un tel degré d’élégante vibration, on ne peut que songer qu’à dix mètres de là, dans une autre cour de l’Agora, des cendres de Cunningham furent répandues, après son décès. C’est l’Amérique des références.

Dimitri Chamblas : star mondiale de la danse

On ne pourra s’étendre aussi longuement sur le chorégraphe Dimitri Chamblas, à qui LOKKO consacrait un portrait développé lors du festival de l’an dernier. Certes avec une pointe d’humour, on n’hésitait pas à parler de « star mondiale de la danse » à propos de cet autre chorégraphe montpelliérain, qui vit une bonne partie de son temps à Los Angeles.

Cette année, il est arrivé avec sa toute nouvelle pièce Takemehome, généreusement annoncée comme cosignée par Kim Gordon. La fondatrice de Sonic Youth, rien moins. Et on a vu des spectateurs du théâtre de l’Agora s’épuiser dans la vaine attente de la montée en scène de ce monstre vivant de la scène rock. D’autres ont râlé en constatant la sobriété de sa bande son incorporée à la pièce. N’empêche : on a vibré très fort, au geste furieux d’une seule note insistante, lâchée hurlante par cinq des interprètes, dressés sur cinq enceintes, labourant cinq guitares de leur geste rageur.

Un cocktail avec Nathalie Portman

Cet uppercut visuel et sonore en dit beaucoup de l’esprit Chamblas (ou Gordon), et de ce mouvement d’époque que le premier des deux enfourche tel un zébulon. Avec sa casquette de base-ball, son tee-shirt large, son bermudas, il est de ceux qui hèlent le journaliste : « Ah, tiens, quand c’est qu’on va prendre un verre ?« . Et ça ne sera pas du genre salon de thé. Rien ne paraît intimider le Montpelliérain immergé dans le souffle futuriste californien, errant dans la mégapole de Los Angeles, proche collaborateur de Benjamin Millepied, qu’on imagine buvant un cocktail avec Nathalie Portman (épouse de celui-ci) au bord d’une piscine de Bervely Hills ; mais tout autant conduisant des ateliers à l’intérieur de quartiers pénitentiaires de haute sécurité, avant de briller dans les instances dirigeantes du prestigieux California Institute of the Arts, sur les questions de danse.

Homme de la mode, de la publicité, de la création vidéo, mais tout autant compagnon de route des Boris Charmatz ou Mathilde Monnier, rien ne semble freiner le bouillonnement de ce très jeune quinquagénaire. A Montpellier, on lui doit, entre autres, d’avoir su faire chavirer -pour une fois, enfin !- la monumentalité de l’Opéra Berlioz, en y activant mille choristes. Quand il évoque le nouveau grand maître contemporain Charmatz, Chamblas le crédite de savoir « questionner ce qui rentre dans nos corps, pour que la danse arrive. Créer des contextes d’accueil pour que la danse arrive ».

Une envie de Montpellier

Sa pièce Takehome était toute en ouvertures sur l’instant, et les personnalités. Et elle débuta en faisant déambuler, puis se coucher sur le plateau, des spectateurs de la soirée. On put se sentir très montpelliérain, à se lover là, avant que les artistes déboulent. Ici c’était sans cendres ni cérémonies. Mais entre deux avions, Dimitri Chamblas confie que l’âge semble lui être venu de mieux stabiliser sa vie. Et qu’il ne bouderait pas que cela se fasse à Montpellier, certes une bourgade en comparaison de Los Angeles mais néanmoins comptant parmi les capitales mondiales de la danse, à hauteur des Américains.

Montpellier Danse encore jusqu’au 6 juillet.

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