Le 27 août dernier, Midi-Libre a fêté ses 80 ans. L’occasion de lire « La saga des prédateurs », le passionnant livre du journaliste montpelliérain Jacques Molénat sur ses voraces propriétaires successifs : Hersant, Le Monde, Sud-Ouest, La Dépêche. Et d’évoquer, derrière la com, les splendeurs et misères du quotidien régional dont les ventes-papier ont chuté.
Jacques Molénat, c’est une plume célèbre par sa liberté de ton. Une liberté aussi finement exercée qu’impitoyablement précise et indiscutable. Longtemps collaborateur de « Marianne », et « La Croix », « L’événement du Jeudi », « L’express », le journaliste montpelliérain incarne, à 83 ans, une certaine aristocratie du métier.
Dans le domaine de la critique des médias, par ailleurs : peu d’informations, ou souvent rabaissées à des querelles d’égo d’un niveau affligeant. Le genre est -tout comme l’investigation- le parent pauvre dans les médias de territoire. Lire Molénat (ci-dessous) sur Midi-Libre procure donc un plaisir rare. Son récit sur tous les gros fumeurs de cigare qui se sont succédé au capital du journal est quasiment épique. C’est tellement bien informé et croustillant !
L’anniversaire d’abord. Le 27 août 1944 sort le premier numéro de Midi-Libre, une « simple feuille recto verso« , « né du hold-up patriotique » d’un groupe de résistants sur un journal « collabo » appelé alors « L’éclair ». Des résistants qui vont se convertir « en prospères actionnaires privés« . Cette période de l’après-guerre voit l’accession du racé Maurice Bujon que Jacques Molénat a connu et qu’il estime : « Bujon exerce le pouvoir avec volupté. Il a de la prestance, du charme, du savoir-faire. Il gouverne en monarque. Entre crainte révérentielle et menues attentions, il se délecte à manier les êtres, à les séduire, à les soumettre » écrit-il dans un style bien reconnaissable. Le temps de la splendeur. Un empire se met en place, franchit les frontières du Languedoc. Midi-Libre s’est converti à un entreprenariat décomplexé en faisant l’acquisition d’agences de voyages, d’immeubles, de forêts de vignobles. Le siège actuel de Saint-Jean-de-Védas date de cette époque.
« La prospérité de l’entreprise attire les convoitises, en particulier celles du vorace Robert Hersant » raconte Molénat. Le « grand prédateur de la presse régionale », propriétaire du « Figaro » et de « France-Soir » va faire main basse sur le journal via des petits actionnaires mais lâchera l’affaire après avoir été attaqué en justice par Maurice Bujon pour « acquisitions frauduleuses ».
Les années 90 ouvrent le bal des prédateurs. Un autre se profile assez vite : José Frèches (photo), patron des laboratoires Fabre, un des personnages de roman, croisés dans ce livre, et croqués avec maestria. « Ce touche-à-tout doué a été conservateur de musée, agent du contre-espionnage, énarque, magistrat à la Cour des comptes, proche collaborateur de Jacques Chirac. Ils le trouvent clairvoyant, visionnaire, créatif. Son pedigree les épate ». Il séduit les journalistes et fait entrer « Le Monde » au capital (son trio dirigeant Alain Minc/Jean-Marie Colombani/Edwy Plenel). Il y a du prestige dans l’air. Le quotidien, qui est un peu la baguette du montpelliérain, accède à une forme d’élite. Cruelle désillusion : le sémillant José Frèches se fait nexter avant de traiter Alain Minc qui l’a sacrifié « d’enfoiré ». Désillusion aussi pour la rédaction. « Le Monde » cherche surtout à faire des profits. « Du capitalisme brut, pur et dur« . Et se lasse vite.
L’épisode Sud-Ouest ensuite. Tout aussi rapide. Le groupe bordelais rachète le journal 93 millions d’euros mais renonce vite. « « On n’a pas réussi à s’entendre car nous sommes des bourgeois et vous des gitans » lancera le PDG Pierre Jantet.
« Vous n’avez pas à faire un journal qui se lit mais un journal qui se vend »
Enfin, l’ultime et actuel propriétaire : Jean-Michel Baylet, le patron de La Dépêche toulousaine (photo). Il met la main sur ce « rival atavique ». Maire, conseiller général, sénateur, député, ministre, l’omnipotent Baylet (par ailleurs accusé de viol sur mineure/une enquête classée pour prescription, ndlr) étend son empire en 2015 avec Midi-Libre. Il trouve que les journalistes sont trop nombreux. Son fils, qui lui succède, en visite à Béziers, lâche : « Vous n’avez pas à faire un journal qui se lit mais un journal qui se vend ».
Plus embêtant : Midi-Libre « met en avant désormais l’information nationale, au pris d’une régression de l’information locale, longtemps son ADN« . « Il y a vingt ans, les 52 journalistes de la rédaction de Montpellier remplissaient chaque jour 28 pages. Recul vertigineux : ils ne sont plus que 9 en charge de 4 pages« .
« Nous n’avons jamais connu autant de burn-out »
« Olivier Biscaye, le directeur de la rédaction, applique les consignes sans états d’âme. C’est un hyperactif qui ne prend pas de gant avec ses journalistes » rapporte le journaliste. « Le climat est devenu délétère« , observe un salarié. « Nous n’avons jamais connu autant de burn-out » (ici, lors de la célébration officielle des 80 ans au siège).
Mais Midi-Libre reste une bonne affaire. La holding de la famille Baylet, l’Occitane de communication, qui a racheté le siège du quotidien, ponctionne « un loyer annuel de 600 000€ pour l’occupation de ses propres locaux du Mas de Grille« .
2 millions de la Région par an
10% des recettes publicitaires du quotidien viennent des collectivités locales. Une manne qui fait des élus sinon des prédateurs, au moins des potentats qui vont influencer plus ou moins subtilement le journal. « A lui seul, le Conseil régional d’Occitanie déverse chaque année dans les caisses de Midi-Libre 2 millions d’euros« . Quand il s’agit de Carole Delga, « annonceur numéro 1 de Midi-Libre« , les plumes s’envolent. Jacques Molénat raconte aussi ces liaisons dangereuses entre Georges Frêche, qui obtiendra la mutation d’un journaliste trop hardi, et le quotidien. « Georges Frêche ne lisait pas Midi-Libre. Il le dévorait« . Ou encore Jean Bousquet à Nîmes favorisant la naissance d’un éphémère concurrent (« Nîmes-Matin »).
De 220 000 à 65 000 exemplaires
Seulement, « à l’âge de 80 ans, le vieux journal se trouve face à une menace existentielle« . « Comment survivre quand le public n’en finit pas de se rabougrir, quand les jeunes vous ignorent et les urbains s’éloignent ? » 220 000 exemplaires étaient vendus chaque jour « aux temps fastueux de Maurice Bujon« , 65 000 exemplaires en 2023. « Les recettes publicitaires dégringolent au même rythme« . Et le site aux 1,5 millions de visiteurs quotidiens génère des retombées publicitaires insuffisantes.
Aujourd’hui, le développement du titre, analyse Jacques Molénat, repose sur la valorisation de la marque Midi-Libre qui mobilise sans vergogne ses rédactions pour de l’événementiel, et sur l’immobilier. « Elle chaperonne à présent des salons de l’automobile, demain peut-être des festivals de musique, des rencontres professionnelles, des concours de beauté…« . Autre hypothèse de développement : la revente du siège, « riche de perspectives immobilières« …
« Midi Libre, la saga des prédateurs », de Jacques Molénat, 30 pages, Éditions Domens-Tribunes. 4,50€.
Merci pour cette présentation rapide et bien enlevée de l’étude de Jacques Molénat, qui nous communique au passage les points forts et les défaillances d’un titre emblématique.