L’ouverture de la saison du domaine d’O a été reportée en janvier 2025. En cause : le déficit cumulé du Printemps des Comédiens et du domaine d’O, qui s’apprêtent à fusionner, qui serait de 1 million d’euros. Pour redresser la « Cité européenne du théâtre », une directrice déléguée est recrutée : Raphaële Fillon, anciennement bras droit de Thierry Frémaux à l’Institut Louis Lumière à Lyon.
Le texte dans la page d’accueil du site du domaine d’O, complexe multiculturel de 23 hectares au nord de Montpellier, est laconique :
« Le 1er janvier 2025, l’EPIC Domaine d’O devient l’EPCC Cité Européenne du théâtre et des arts associés. Tout au long de l’automne 2024, les équipes sont à pied d’œuvre pour préparer la naissance de cette nouvelle structure dédiée aux artistes et aux amoureux du spectacle vivant. L’activité se poursuit en coulisse ! »
Trois spectacles sont annoncés sur le domaine. Deux concerts des Internationales de la guitare début octobre et une pièce de Sylvain Creuzevault pendant trois jours en novembre (*). C’est tout. Des lectrices et lecteurs nous ont écrit : « qu’est-ce qui se passe, vous le savez ? ».
Des annulations de dernière minute
Des signes avant-coureurs avaient annoncé le changement de météo. En août, les Nuits d’O avaient déjà été supprimées, remplacées par une autre manifestation (O’Millésimes) au dernier moment. Idem pour le festival de cirque Ekilibr, la seule manifestation dédiée au cirque contemporain de la métropole de Montpellier, qui devait avoir lieu fin septembre. Annulée trois semaines avant, plongeant les compagnies dans le désarroi.
Le beau domaine avec son amphi en pleine pinède et son « premier théâtre écolo de France », qui éblouit les professionnels de toute l’Europe, va être désespérément vide durant des mois. Et ses salariés inoccupés. Chez lesquels un énorme malaise s’est exprimé lors d’une réunion du personnel, ce mardi. Ils ont eu la confirmation officielle du report de la saison, très récemment. Au théâtre où le verbe est sublimé, on est parfois dans de grands silences.
Le Stop de la métropole
Il semblerait que c’est la métropole de Montpellier, sa tutelle, qui a mis un Stop à l’ambitieuse structure montante de la scène montpelliéraine. En termes administratifs, on parle d’un « budget présenté supérieur à la lettre de cadrage de la métropole » qui a été refusé, entraînant le gel de la programmation jusqu’en janvier.
Du côté de Jean Varela, directeur du Printemps des Comédiens, on confirme « une situation tendue« . Idem pour la métropole qui évoque « un important déficit » au domaine d’O (sans donner aucun chiffre) imputable, selon la collectivité, à la situation désastreuse de la culture. Essorés par la crise sanitaire suivie d’une crise économique sévère avec la hausse des coûts de l’énergie non compensée par des subventions qui stagnent ou baissent, 70% des établissements culturels dans le spectacle public sont dans le rouge. On arrête donc les frais, en limitant « les engagements contractuels de l’EPIC du domaine d’O« .
Le même déficit que l’opéra
Mais un déficit de cette ampleur relève-t-il d’une seule cause ? Il serait considérable, égal au déficit de l’Opéra Orchestre national de Montpellier pour un budget 4 fois moins important : 6 millions d’euros pour le domaine d’O/Printemps des Comédiens ensemble contre 24 millions pour l’OONM…
D’où vient-il ? Il serait réparti équitablement entre le Printemps des Comédiens et le domaine d’O. On entend beaucoup parler des nouvelles activités dispendieuses de production de spectacles au Printemps des Comédiens. Deux pièces de théâtre à 800 000€ chacune : « Après la répétion/Personae » mis en scène par Ivo van Hove avec Charles Berling et Emmanuelle Bercot et « Bérénice » mis en scène par Romeo Castellucci. Très chère Bérénice avec une seule actrice (Isabelle Huppert entourée de quelques figurants) sur une scène quasiment vide (**).
Depuis la loi NOTre de 2015, l’Epic du Domaine d’O, devenu propriété de la Métropole de Montpellier, reçoit chaque année 5 millions d’euros du Conseil général de l’Hérault, son ancien propriétaire qui a perdu son bien mais en paye toujours le loyer. Curieux, et surtout insuffisant pour financer l’élan impulsé par Jean Varela, à l’origine du projet de fusion du domaine et du festival de théâtre dans une même entité « Cité européenne du théâtre ». La métropole n’a pas ajouté beaucoup de budget propre et manque de partenaires publics (l’Etat, via le Printemps des Comédiens, donne 500 000€).
Alors que tout coûte, tout est cher quand on gère un tel outil. D’où l’étonnement devant certains aspects de l’économie d’accueil sur le site, qui héberge gratuitement d’autres grands festivals subventionnés comme Arabesques et Radio-France alors que la radio publique doit s’acquitter d’un loyer élevé quand elle produit des concerts au Corum. Un fait comptable qui a fait froncer les sourcils de Christopher Miles, le directeur général de la création artistique au Ministère de la culture.
Une maison compliquée
C’est connu : le domaine d’O est une grande maison mais une maison sous tension qui a connu des épisodes successifs douloureux ayant à voir avec une instabilité structurelle qui ne se dément pas. Le changement de propriétaire entre le département et la métropole, en 2017, a été difficilement métabolisé. Sous Valérie Daveneau, il y a eu une guerre de clans inouïe. La structure n’a pas eu de direction administrative depuis Thierry Negrou, dont le départ, en décembre 2023, est assez nimbé de mystère. Il aurait jeté l’éponge face à l’impossible aggiornamento.
Et pour compliquer le tout : une fusion qui confine au funambulisme entre le Printemps des Comédiens, une association de droit privé, et l’Epic du domaine d’O, un établissement soumis à la règlementation publique.
« En colère face à cet amateurisme ! »
Parmi les salariés, les multiples partenaires, les commentaires sont assez sévères. Tout le monde s’exprimant en off comme toujours quand le sujet est touchy. « Ils ont laissé une machine s’emballer, et maintenant, la métropole est emmerdée » commente un professionnel.
Claire Serre-Combe, secrétaire générale du Synptac (***), le syndicat de référence des personnels administratifs et techniques, se dit « en colère face à cet amateurisme. On a juste l’impression que les salariés servent de variable d’ajustement à une impasse budgétaire dans laquelle se trouve le lieu. Il y a des mois qu’ils interpellent la direction pour savoir ce qui va advenir dans le cadre de la fusion. Là, c’est un coup de massue« . D’autant que le domaine d’O est un des plus gros pourvoyeurs d’emploi de la culture à Montpellier.
Un email, adressé le 23 septembre dernier, aux salariés vacataires et aux intermittents du spectacle les invite à demander des attestations de collaboration pour faciliter les recherches d’emploi ailleurs, dans la mesure où il n’y aura aucune embauche jusqu’en janvier 2025. Mais on ne parle pas de chômage partiel pour la trentaine de salariés titulaires qui sont en principe protégés, pour l’instant, par le statut de leur employeur : un Epic n’a pas le droit de recourir à l’activité partielle. En attendant, ils viennent tous les jours travailler sans trop savoir ce qu’ils ont à faire.
Nommé en 2011 à la tête du Printemps des Comédiens, Jean Varela qui a imposé son ambition artistique très vite jouissant d’un énorme respect et plaçant spectaculairement Montpellier sur la carte du meilleur théâtre français entre Paris et Avignon, connaît, là, un certain incident industriel.
Raphaële Fillon, numéro 2 du domaine d’O
L’heure est au redressement. Un conseil d’administration, le 11 octobre, devrait nommer Jean Varela comme directeur général du nouvel EPCC (****). Une pointure arrive comme directrice déléguée : Raphaële Fillon, qui était la numéro 2 de Thierry Frémaux à la tête du grand festival de cinéma Lumière à Lyon (et auparavant en poste aux Subsistances, énorme laboratoire international de création et de pratiques artistiques toujours à Lyon). Elle aura la mission « d’équilibrer financièrement la structure en trois ans ». Une « subvention d’équilibre exceptionnelle » va être accordée aux deux maisons en souffrance.
« Malgré cette situation, la métropole garde son ambition pour le domaine. Je peux vous dire que ce n’est pas commun actuellement dans le secteur culturel » commente Jean Varela. A la métropole, en effet, on se projette toujours vers une « structure forte au budget annuel de 6 millions d’euros, plus solide » pour reprendre les mots de l’institution qui a préféré écrire un long texte à LOKKO plutôt que de répondre à une demande d’interview au téléphone. Le théâtre étant un marqueur inattendu du mandat de Michaël Delafosse que l’on attendait davantage sur les arts dans l’espace public.
Mais cette crise porte un éclairage assez dru sur le titre de « Cité européenne du théâtre » qui brouille la vision d’un site à la réalité pluridisciplinaire avec Radio France, les Folies lyriques, Saperlipopette, Arabesques et le cirque Balthazar. Toutes ces activités périphériques échappent pour l’instant à la nouvelle entité, se maintenant à sa marge, non sans inquiétude pour leur avenir. On ne comprend pas bien, ensuite, l’articulation avec le Centre dramatique national, à l’autre bout de la ville, structure dont la vitalité opérationnelle et artistique est assez tangible, avec un budget deux fois plus petit.
Avec la délicate double succession à la danse (de Jean-Paul Montanari à Montpellier Danse et Christian Rizzo au Centre chorégraphique national), la crise profonde et permanente de l’OONM, c’est un nouveau dossier très chaud pour la culture montpelliéraine.
* Ainsi qu’un autre spectacle en co-production aux 13 Vents, mais donné au CDN, toujours du metteur en scène Sylvain Creuzevault et la création de Julien Bouffier en hommage à Gabriel Monnet, grand homme de théâtre avec Jean Varela dans la distribution, qui aura lieu au Hangar.
** Mais ces spectacles tournent beaucoup et leur vente à de multiples coproducteurs a significativement réduit la facture.
*** Syndicat national des professionnels du théâtre et des activités culturelles.
**** Les Établissements Publics à caractère Industriel et Commercial (EPIC) et les Établissements Publics de Coopération Culturelle (EPCC) sont deux types d’établissements publics en France, mais ils ont des objectifs et des cadres juridiques différents. Les EPIC se concentrent sur des activités commerciales, tandis que les EPCC sur la coopération culturelle.