Roger Assaf : « Sur le Liban, je suis d’un pessimisme presque absolu »

Auteur, comédien, metteur en scène et enseignant, directeur de théâtre, Roger Assaf est une légende du théâtre libanais et l’un des plus importants animateurs d’un théâtre arabe engagé. Né en 1941 à Beyrouth d’une mère française et d’un père libanais, se disant « chrétien, musulman et marxiste », il a toute sa vie cherché à renouveler les rapports du public avec le théâtre en se basant sur un travail d’investigation de la mémoire collective liée aux guerres qui se sont succédées au Liban.

« J’ai choisi Montpellier, je ne me suis pas trompé »

LOKKO : Vous avez quitté le Liban pour Montpellier ?

ROGER ASSAF : Je n’ai pas quitté le Liban. Je suis venu à Montpellier car, à mon âge, il était devenu très difficile d’avoir des soins. Et de trouver des médicaments au Liban. C’est la principale raison. J’y ai été obligé, sommé par mes enfants.

Pourquoi cette ville ?

C’est moi qui l’ait choisie : pour son climat, le fait que c’est une ville du Sud, ni grande ni petite, où la culture et l’université ont une place importante. Et une ville de gauche ! Je crois que je ne me suis pas trompé.

Vous allez voir du théâtre en France et à Montpellier particulièrement ?

J’avais beaucoup de sympathie pour André Benedetto, Armand Gatti et j’ai beaucoup apprécié l’aventure de Mnouchkine à ses débuts. Un théâtre lié au peuple, à l’histoire, à certaines valeurs politiques et morales. Mais actuellement, il est très difficile pour le théâtre d’avoir une place « vraie » qui ait de l’importance. Le théâtre conventionnel est pour moi complètement dépassé, démodé. Il faut travailler autrement, chercher de nouvelles réponses. Avec tout ce qui se passe, le cinéma, la télévision, les nouveaux espaces culturels, il est difficile, pour le théâtre, de trouver sa place.

 

Un théâtre « lié au temps, au réel »

Votre théâtre est lié à l’imaginaire collectif. Il explore l’art de raconter, de conter. Vous travaillez à ce que la scène soit un lieu d’interrogation sur le dialogue entre les hommes et les femmes et les communautés. « Vous devez être le Liban dont vous rêvez » est un peu votre devise. Est-ce que ceci définit de manière juste votre démarche ?

Pas le Liban dont on rêve mais qu’on veut, qu’on désire ! C’est faisable. Je l’ai mis en pratique. Pas seulement au théâtre.

Vous partez des gens, des plus modestes personnes, de leur imaginaire, de leurs souvenirs.

De leur mémoire.

Peut-on dire que c’est un théâtre populaire ?

On appelle « populaire » plein de choses, c’est un bazar. Populaire oui mais politique et axé sur la liberté, la solidarité, au-delà de ce qui existe et qui n’est pas confortable moralement dans un monde trop fait de fractures, de divisions, de lignes de démarcations.

Est-ce que ce travail avec des « vrais » gens, des « villageois » dans certains cas, exclut des acteurs ou actrices professionnels ?

Non, mais ils cessent de l’être. J’ai vu des gens du peuple qui venaient travailler puis bifurquaient en devenant professionnels.

Est-ce que ça exclut le grand répertoire théâtral ?

On peut jouer les Grecs, même Corneille ou Racine mais pas tels qu’ils sont écrits. Cela devient autre chose. On ne pense pas souvent à eux, c’est vrai, alors qu’un auteur comme Euripide est très fréquentable. Molière bien sûr. Ce n’est pas exclu mais de toute façon, le texte est soumis au travail du groupe, en fonction du moment que nous vivons et du lieu où nous travaillons.

C’est un travail du peuple pour le peuple.

Les premiers bénéficiaires sont les acteurs eux-mêmes. Quand je parle de « villageois », je parle de la première expérience de ce genre, menée en 1975. J’avais alors décidé de ne plus faire de théâtre. Je trouvais ça désuet. Je ne voyais pas sa place dans une activité militante. C’est le début de l’invasion du Liban, l’occupation du Sud-Liban, et les retombées de mai 1968 que j’ai vécu avec beaucoup de passion et qui a changé beaucoup de choses dans ma façon de vivre et de travailler. Tout a commencé avec cette expérience avec le peuple.

Que nous dit-il de mieux ce théâtre ?

Il n’est pas abstrait. Il est lié au temps, au réel, aux gens, et à une façon de vivre qui va vers la communauté, vers l’ensemble. On fait tout ensemble et autant que possible en nous reliant à nos vies.

 

« Je refuse que Wajdi Mouawad parle au nom du Liban »

Le dramaturge libano-canadien Wajdi Mouawad a été chassé du Liban à l’occasion de la représentation de sa dernière pièce, « Journée de noces chez les Cromagnons », vue au Printemps des Comédiens. Qu’est ce que cela vous inspire ?

Je lui ai envoyé une lettre. J’ai beaucoup de critiques à faire à Wajdi Mouawad. Il a accepté de travailler avec Israël, il a même joué en Israël. Il a donné sur le Liban un avis, très fort, très violent, très sincère, un peu théâtral, sur la corruption des politiciens libanais, que n’ai pas aimé car je sais qu’il ne dit pas la même chose à Beyrouth et à Paris où il vit. Peut-il insulter les gouvernants français avec la même liberté ? Il ne dit rien par rapport aux événements, profitant du théâtre de la Colline qu’on lui a confié. Je déteste cela. Je refuse qu’il parle au nom du Liban.

Vous êtes une figure, une légende même du théâtre libanais. Vous avez formé et soutenu des générations d’acteurs et actrices à travers l’association Shams. Qu’avez-vous transmis au fond durant toutes ces années ?

Un message moral, politique qui concerne le théâtre. On ne peut pas faire du théâtre pour l’esthétique. Il faut oublier l’ego de l’acteur, la soumission au texte, au metteur en scène. Le théâtre passe par une action qui doit être reliée au réel, au peuple, et à l’avenir qu’on souhaite. Il y a une expérience admirable qui m’a beaucoup inspiré, c’est celle du Living Théatre. Là, il y a une sincérité, une honnêteté totales. Ils vivent ce qu’ils disent.

Tout commence dans la fabrique du théâtre.

Tout commence dans la vie.

 

« Je suis en train d’écrire un texte sur l’autopsie du théâtre »

Qu’avez-vous à dire sur le théâtre qui ne parvient pas à s’adresser à tous, est toujours un fait élitaire en quelque sorte ?

Le théâtre est agonisant depuis longtemps. Il appartient à une culture, une façon de faire dépassée depuis longtemps. Il a perdu son trône. Je suis en train d’écrire un texte sur l’autopsie du théâtre, fait de cloisons, entre le lieu et la ville, entre la scène et la salle. Quand on entre au théâtre, on se ferme à sa vie réelle pour assister à une fiction. C’est une parenthèse. Dehors, le temps réel reste à la porte. Le théâtre se fait dans des lieux spéciaux séparés de la ville, de la vie. Un théâtre élitiste.

C’est le mot qui vous fait horreur.

Il est vrai ! D’ailleurs, il y a dans l’élite des personnes qui nous encouragent, qui nous envoient des bouquets de fleurs…

Cette résidence aux 13 Vents est faite pour la traduction du « Jardin de Sanayeh » (*). L’histoire d’une troupe qui travaille à la représentation d’un faits divers et à la fois une dénonciation d’un Liban dégradé moralement (un jeune homme qui a tué sa logeuse parce qu’elle l’avait chassé de sa chambre). Quel est l’intérêt de publier cette pièce 27 ans après sa création ? Est-ce qu’elle nous parle du Liban actuel ?

Le texte pour moi est secondaire. C’est la manière de raconter qui est plus importante que le résultat. De quoi ça parle ? N’importe quelle autorité dans ce monde, y compris les autorités révolutionnaires, n’est belle et valable que quand elle est vaincue. Si elle triomphe, elle aboutit à un pouvoir pire que le précédent. La révolution est une floraison d’idées qui vivent plus qu’elle. Les idées vivent plus que l’homme. Les idées du Christ ont vécu au-delà de lui. Elles ont renversé l’empire romain puis sont devenues horribles.

 

« Mon corps est ici, mon esprit est là-bas »

Depuis 1975, aucun Libanais n’a connu la paix. C’est encore au Liban l’heure de la guerre. Comment le vivez-vous ? Dans quel état ça vous met ?

Mon corps est ici, mon esprit est là-bas. Je souffre mentalement. Mais c’est plus facile que ceux qui vivent dedans. Je suis dans un pessimisme presque absolu par rapport au Liban mais aussi du monde entier. Le Liban, la Palestine, Gaza, ne sont qu’un microcosme par rapport à ce qui est en train de se passer dans le monde entier. La catastrophe est universelle. Les principes d’humanité, de démocraties sont écrasés, gangrénés. Ce n’est pas qu’une question israélo-arabe.

Êtes-vous d’accord avec cette idée que le Liban se trouve entre le marteau Israël et l’enclume Hezbollah ?

Non. Pas du tout. On parle du Hezbollah de façon totalement fausse. C’est un mouvement de résistance né avec l’occupation du Liban. Ils ont réussi à chasser l’armée israélienne du Sud-Liban occupé pendant 22 ans. 

Comme beaucoup de Libanais, vous pensez que le Hezbollah est un rempart ?

Non. Ils sont devenus un parti bolchévique. Je le leur ai dit. Islamiste et bolchévique, c’est la même chose. Leur modèle c’est le bolchévisme. 

Vous les connaissez bien ?

Bien sûr, depuis le départ. Je connais les combattants.

Vous connaissiez Hassan Nasrallah, leur chef récemment tué par une frappe israélienne  ?

Je suis pro-palestinien mais je n’ai jamais rencontré Arafat… On m’a emmené une fois chez Nasrallah. Nous avons eu une conversation très courte et pas très importante. Le Hezbollah a développé une idéologie une fois parvenu au pouvoir, qui s’est renforcée militairement et a dominé la population. Toutes les révolutions dégénèrent ainsi : le Hezbollah est une dictature.

 

« Une paix impossible »

Quelle solution pour le Liban ?

Il n’y en a pas. La seule solution pour la région, c’est la paix. Une paix impossible. Certains rêvent d’une seule solution pour le Liban, ce sont les Maronites qui voudraient qu’on se débarrasse du Hezbollah et faire une alliance avec Israël. C’est très particulier. Dans ce domaine, les choses les plus intelligentes qui ont été dites, avec le plus de clarté, l’ont été par certains Juifs antisionistes. Et ils sont pessimistes, notamment sur ce sionisme qui est en train de détruire les Juifs. Sur Israël qu’on n’arrêtera pas.

Certainement pas la communauté internationale…

C’est quoi ça ?

Dans ce contexte-là, quel sens a le théâtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas une forme d’échec de votre utopie théâtrale ou au contraire, voyez vous une urgence à faire plus que jamais du théâtre ?

Le théâtre est une façon de vivre. Comme un musicien fait de la musique. J’ai choisi de le faire de façon morale et de m’y tenir. Dans ce que je fais, pas seulement le théâtre mais l’enseignement à l’université, dans ma famille, dans le quartier où je vis, je suis partout le même. J’ai la chance de le faire avec une liberté très belle depuis le début. La seule urgence, c’est de vivre conformément à ses idées.

(*) A paraître aux éditions L’espace d’un instant qui animent le Théâtre dans la forêt à Saint-Pierre de la Fage (34) : « Le Jardin de Sanayeh » traduit de l’arabe en français par Roger Assaf lui-même, dans le cadre d’une résidence au CDN des 13 Vents avec Occitanie Livre et Lecture. Déjà paru chez le même éditeur : « La porte de Fatima » traduit de l’arabe par l’auteur (dans laquelle il raconte la guerre des 33 jours en 2006) et une traduction par Roger Assaf de « La mémoire de Job » du grand écrivain libanais Elias Khoury avec lequel il avait réouvert en 1992, après 20 ans de guerre civile, le premier théâtre de Beyrouth qu’il avait fondé en 1965.

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