Gisèle Freund (1908-2000) était une grande photographe qui fut aussi une théoricienne de sa discipline. Un cas unique dans l’histoire de la photo. Son essai ”Photographie et société” est un livre de référence. Penser la photo ne l’a pas empêchée de produire une œuvre importante, souvent réduite à ses fameux portraits de Mitterrand et Malraux. Le Pavillon populaire lui consacre une exposition intelligente, épatante. Dernière exposition pour son directeur artistique Gilles Mora, qui passe la main après 14 ans d’une programmation qui aura été marquante.
En 1974, paraît ”Photographie et société” : un essai décisif qui envisage la photo non pas seulement sous l’angle esthétique mais en tant que fait social. Depuis, de nombreux auteurs et autrices se sont intéressé.e.s à la sociologie de la photo, notamment, après elle, Roland Barthes avec ”La chambre claire”. Sociologue de formation, Freund a ouvert la voie. L’auto-portrait publié ci-dessus date de cette année-là. ”L’importance de la photographie ne réside pas seulement dans le fait qu’elle est une création, mais dans le fait surtout qu’elle est un des moyens les plus efficaces de façonner nos idées et d’influer sur notre comportement”. ”Je suis d’abord sociologue et écrivaine” disait-elle, alimentant elle-même une forme de relégation de son importante production photographique.
Écrire sur le regard
”Les fake news sont déjà dans ses écrits quand elle parle de la manipulation de masse dans la photographie” commente Lorraine Audric, commissaire de l’exposition, grande spécialiste de la photographe, chercheuse associée à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) qui possède l’essentiel du fonds Freund. Quelques clichés s’attardent sur cette passion des photographes amateurs à documenter leurs séjours sans quitter le viseur de leur appareil. La photo comme ersatz. Comment on regarde est une question-clef de Freund.
Une photographe engagée
”Devenir photographe ? Je vaux beaucoup mieux que ça !”. Sa carrière de photographe, qui frôle le déni, démarre à 20 ans, quand elle milite contre la censure en Allemagne en pleine montée du national-socialisme. Juive et communiste, figurant sur une liste noire, elle quitte Frankfurt pour émigrer en France. Là commence une première séquence comme photographe politique. L’impressionnant cliché ”La photo est une arme dans la lutte des classes” (ci-dessus) date de cette période. ”Elle a fait de la photo un atout politique” résume Gilles Mora.
L’Argentine, et ses mineurs, les enfants des rues au Mexique, où elle rencontre Frida Kahlo, les indigènes de Patagonie : des reportages qui vont lui permettre de travailler le champ de son intérêt pour les laissés-pour-compte. Un angle de vue qui est un des grands marqueurs de son travail. Elle était convaincue alors de ”participer à la paix du monde”.
Mitterrand et Malraux
Sous l’influence de la libraire et éditrice Adrienne Monnier, figure du Paris intellectuel, sans doute sa compagne, elle avait connu auparavant une période plus littéraire avec la photographie d’écrivains. La photo de Malraux à laquelle la Poste avait enlevé la cigarette pour le vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain, en 1996, c’est elle. Jusqu’au portrait présidentiel de François Mitterrand, qui date de 1981, l’année triomphale de l’arrivée de la gauche au pouvoir en France. Son militantisme n’étant pas indifférent dans le choix du leader socialiste de cette photographe engagée. Mais ces portraits les plus connus sont minoritaires dans son œuvre.
L’intellectuelle franco-allemande ne se limite pas à penser sa discipline, à ”porter un regard savant et critique sur les usages du medium dans le monde contemporain”. En dehors de sa contribution théorique, elle a été, en tant que photographe, pionnière de l’argentique, se jetant, en 1938, sur les premières pellicules Kodak arrivées en France. Le premier portrait en couleur à la Une du ”Times”, de James Joyce, est signé Gisèle Freund. Celle qui a fait partie de l’aventure de l’agence Magnum, dès 1947, avait aussi pressenti l’influence grandissante du numérique. Toujours un temps d’avance sur son temps.
La dernière grande exposition consacrée à Gisèle Freund a eu lieu en 1991 au centre Pompidou à Paris. 30 ans après, cette exposition montpelliéraine remet en lumière la puissance créatrice d’une femme d’exception.
« Gisèle Freund, une écriture du regard »
Des photos, des vidéos, des objets personnels (dont son Leica), des écrits. A voir, le documentaire datant de 1983 que lui a consacré Teri Wehn Damisch, co-commissaire de l’exposition, productrice et journaliste de télévision. Un catalogue publié par Hazan est disponible sur place (24,95€). Jusqu’au 29 février 2025 au Pavillon populaire (entrée libre).
Photos
-A la UNE : auto-portrait, essai de montage pour la couverture de « Le Monde et ma caméra », 1974.
-Manifestations, Francfort sur le Main, 1er mai 1931.
-Spectateurs, Paris, juillet 1954.
-André Malraux @INA.
-Photo de l’exposition @Sarah Hammel.
Photos @VilledeMontpellier/Pavillonpopulaire sauf Malraux.