On devrait faire livre ce livre à tous les acteurs de l’aménagement urbain. Dans « Lichen », Magali Mougel raconte la descente aux enfers d’une famille d’un bassin minier chassée par un programme immobilier. Lauréat 2024 du Grand Prix de la littérature dramatique, ce texte a été publié à Espaces 34, dirigée par Sabine Chevallier qui confirme qu’elle est une des grandes maisons d’édition françaises dédiées au théâtre.
-« Il y a une dernière réunion demain à la maison des citoyens, venez, vous pourrez avoir un aperçu de ce qui se prépare. »
Papa ne dit rien. Papa ressert le monsieur. Lui verse à nouveau du café dans sa tasse.
-« Nous allons commencer à payer des pénalités de retard. C’est gênant d’aborder cela comme ça. Votre présence ici, persistante, nous, retarde les travaux. Vous comprenez. »
Papa ne dit rien. Papa sort son Zippo de la poche de son pantalon. Papa sort le petit flacon d’essence à briquet. Papa essaye de remplir son briquet. L’essence coule le long de ses doigts. Papa reste concentré.
-« C’est important d’inventer d’autres choses. De rebondir. Ensemble, nous allons inventer une autre chose. », dit le monsieur.
Papa finit de remplir son briquet. Il sort un autre paquet de sa poche. Papa dépose ses cigarettes sur la table.
Le 4 novembre dernier, au Conservatoire national d’art dramatique de Paris, « Lichen » de Magali Mougel a reçu le Grand Prix de Littérature dramatique. « C’est un prix important, commente l’autrice, déjà traduite dans plusieurs langues, car c’est le seul prix du genre et qu’il récompense aussi le travail éditorial d’une maison d’édition. Sabine Chevallier m’accompagne depuis le début. Avant de la connaître, je rêvais secrètement d’être éditée par elle ».
« La nuit est noire. Profondément noire. Cette nuit ne laissera pas le temps aux cadavres de puer. Noire comme le charbon, personne ne s’aventure dans ce bordel. La pluie s’abat comme une chiasse, seuls les sangliers s’aventurent dans la terre. »
Un théâtre du réel servi par une prose poétique très contemporaine, qui dresse les paysages intérieurs de laissés pour compte. Dans ce texte presque entièrement dépourvu de dialogues, les terrils, volcans éteints, font le dos rond et un pigeonnier devient le fantasme d’un paradis perdu. C’est une langue sombre et lumineuse à la fois, qui porte un tragique presque grec, et hypnotise, sur un sujet peu évoqué au théâtre.
Ce texte est le produit d’une résidence sur le bassin minier de Loos-en-Gohelle, soutenu par Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais. Où Magali Mougel a rencontré, pendant un an, une semaine par mois, les chassés de l’îlot Parmentier composé de maisons destinées à devenir des ateliers d’artistes, pas loin du Louvre Lens… La pièce a été jouée au Théâtre Antoine Vite à Ivry-sur-Seine et au Théâtre de Belleville à Paris, début 2024.
Ce théâtre, « qui n’a pas tout à fait la même tête », selon l’expression de l’autrice, « plus proche du récit », est fait des « sujets qui la mettent en colère », l’empêchent de dormir. Un théâtre qui se « prend le mur de la réalité ». Un théâtre d’alerte qui parle de pauvreté, d’invisibles, des barbaries modernes. « Ça commence par le feu » traitait de la crise climatique, « We just wanted you to love us » du harcèlement. Et dernièrement, « Mauvaise pichenette » sur l’extrême-droitisation des esprits, raconte l’histoire d’Anna, jeune fille qui s’oppose à la réquisition de son ancienne colonie de vacances pour des migrants.
Résidant dans les Vosges, sa région natale, Magali Mougel a eu de nombreuses collaborations à Montpellier. En 2013, elle a été associée au Théâtre Jean Vilar de Montpellier et, dans le cadre d’une collaboration avec Mathias Beyler et sa compagnie U-Structure Nouvelle, avait vécu chez les habitants du quartier de La Paillade. Avec Hélène Soulié, elle a travaillé en tant que dramaturge sur la création et l’adaptation pour la scène du roman « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce » de Lola Lafon ainsi que le projet de théâtre féministe MADAM – Manuel d’Auto-Défense A Méditer.
Ce prix vient renforcer encore la réputation d’une maison d’édition exceptionnelle aux auteurs et autrices fidèles parmi lesquels Claudine Galéa, en figure de proue, dont le livre « Serre moi fort » -le voyage mental d’une femme en cavale- avait été porté au cinéma par Mathieu Almaric. Également lauréate du Grand prix de littérature dramatique en 2011. Et prouve que la littérature dramatique, loin d’être faite seulement pour être jouée, peut être, pour reprendre les mots de Magali Mougel, « un véritable objet littéraire, une expérience de lecture solitaire ».
Rencontre avec Sabine Chevallier des Éditions Espaces 34. Modération : Béla Czuppon. Mardi 27 novembre à 18h au Hangar Théâtre. Dans le cadre du festival Texte en cours qui se tiendra du 26 au 30 novembre à Montpellier. Toujours à Textes en cours une restitution d’ateliers universitaires, dirigés par Julien Tricard, sur la pièce Retour à X de Marine Bedon, publiée par Espaces 34, le 27 novembre à 19h au théâtre du Hangar.
Qui m’appelle ? de Maguelone Vidal, sur un texte de Magali Mougel (photo ci-dessus). Une création pour deux performeuses, cinq artistes lyriques et une beat-boxeuse. Une expérience sensorielle collective à la fois musicale, théâtrale, performative et opératique sur l’expression universelle de nos identités singulières : notre prénom et notre nom. Du mercredi 4 au samedi 7 décembre à 20h à la Cité européenne du théâtre au Domaine d’O, théâtre Jean-Claude Carrière. Rens, ici.
Photos © Joseph Banderet