Soutien à droite, silence à gauche. L’arrestation de Boualem Sansal et les ennuis judiciaires de Karim Daoud : la marque d’une dictature algérienne de plus en plus dure. Mais en France, le débat a pris une tournure politique sur l’anti-islamisme des deux grands écrivains algériens. Au point de relativiser en l’affaiblissant un principe indiscutable : la liberté des écrivains.
Une frontière et une ligne rouge
Le 16 novembre dernier, Boualem Sansal était arrêté à l’aéroport d’Alger. Il a fallu attendre le 22 novembre pour avoir confirmation de son arrestation dans la langue inouïe de l’agence de presse gouvernementale APS fustigeant « tout le bottin anti-algérien (qui) s’est levé comme un seul homme pour défendre ce pseudo-intellectuel ». Il avait été placé en détention provisoire, la veille, accusé d’ « atteinte à l’intégrité du territoire national ».
Le 26 novembre, il a été entendu par le parquet antiterroriste d’Alger et placé sous mandat de dépôt, c’est à dire écroué, par le tribunal de Dar El-Beïda. Les faits qui lui sont reprochés pourraient lui valoir la prison à perpétuité.
En effet, cette accusation assimilée à un acte de « terrorisme », selon l’article 87 bis du code pénal, est passible de la prison à perpétuité, voire de la peine de mort (mais aucune exécution capitale n’a eu lieu en Algérie depuis 1993). Il a depuis été transféré à l’hôpital Mustapha-Pacha.
Pourquoi, à 75 ans, alors que sa santé est fragile, et malgré les mises en garde de nombre de ses amis, le vieux fou à la gueule d’Indien Cherokee, s’est-il jeté dans la gueule du loup ? Quand son entourage le mettait en garde, s’entêtant à résider dans son pays natal où il se sentait désormais comme un exilé, il parlait de «devoir moral».
Récemment sur Arte, il déclarait de sa voix douce et déterminée : «L’ Algérie est une dictature, l’islamisme est un intégrisme». On peut retrouver facilement les nombreuses interviews de Sansal qui étaient autant de séismes. Il faut lire le stupéfiant livre «Le village de l’allemand» ou il met sur un même plan islamisme et nazisme. On s’étonnait qu’il puisse s’exprimer avec autant de liberté.
L’élément déclencheur : un entretien-sacrilège, le 2 octobre, sur le journal en ligne Frontières (ci-dessous) où il ironisait sur l’insignifiance algérienne et reprenait la thèse marocaine selon laquelle « quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest faisait partie du Maroc. La France a décidé arbitrairement de rattacher tout l’est du Maroc à l’Algérie ». Ceci sans oser coloniser le Maroc, expliquait-il en substance, qui est «un grand état». «C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire mais coloniser un État, c’est très difficile». Une position audacieuse qui a fait tousser le grand historien de l‘Algérie, Benjamin Stora : «Sur l’ouest algérien, Boualem Sansal oublie quand même des faits historiques : celui qui a inventé l’idée nationale, c’est l’algérien Messali Hadj !».
Tout ce qui touche au Maroc relève du tabou absolu pour l’Algérie qui a très mal pris la dernière sortie de Macron sur le Sahara, lors du voyage du président français à Rabat, fin octobre : «Pour la France, le présent et l’avenir de ce territoire s’inscrit dans la souveraineté marocaine». Grippant les relations commerciales et diplomatiques entre les deux pays. Sujet sensible. Depuis 1975, date du départ de l’Espagne, depuis la Marche Verte de Hassan 2, Algérie (qui soutient les indépendantistes sahraouis du Front Polisario) et Maroc se disputent cette terre. Un des plus vieux conflits au monde.
Le tabou des années noires
Pour Kamel Daoud, l’affaire est tout aussi sensible. Il s’agit cette fois des années noires. La guerre civile algérienne ou « décennie noire » a opposé, entre 1992 et 2002, militaires et islamistes après l’interruption par le gouvernement algérien des premières élections législatives libres, par crainte d’une victoire du FIS (Front islamique de salut). Il y a eu 200 000 victimes (officiellement), morts ou disparus.
Un sujet inflammable : avec sa loi d’amnistie algérienne, tout débat sur ces années noires est interdit. Aucune «Instance vérité et dignité», comme en Tunisie à la suite de la dictature de Ben Ali, ou «Instance équité et réconciliation», comme au Maroc après celle de Hassan II : l’Algérie a étouffé la mémoire de cette période en graciant les assassins des deux bords et interdisant toute expression publique sur le sujet. Hors, le roman de Kamel Daoud, «Houris», retrace ce cauchemar à travers le portrait d’une victime devenue muette à la suite d’une tentative d’étranglement.
Le romancier a-t-il été imprudent ? Son héroïne ressemble beaucoup à Saâda Arbane (ci-dessous), une ancienne patiente de sa femme, Aicha Dehdouh, psychiatre qui a suivi la jeune femme blessée à la gorge en 1999, à l’âge de 5 ans, lors d’un massacre islamiste qui a tué son père, sa mère, et sa sœur. Elle exhibe aujourd’hui la même cicatrice sur le cou que le personnage du roman de Daoud. La même canule pour respirer et parler. La jeune femme de 31 ans a déposé deux plaintes pour «violation du secret médical» et «diffamation des victimes du terrorisme» au titre de la loi d’amnistie. Et il n’est pas tout à fait innocent que cette double plainte, qui remonte à la publication du roman en août dernier, ait été médiatisée quelques jours après le couronnement de Kamel Daoud par le jury du prix Goncourt.
Au-delà du débat littéraire, classique, sur l’emprunt au réel, s’exprime aussi une cinglante mise en garde du gouvernement. Le journaliste qui a, le premier, interviewé la plaignante est proche du régime. Au dernier salon du livre d’Alger, la police a fouillé des stands pour voir si on y cachait des livres de Kamel Daoud. Et l’écrivain fait l’objet, en France, d’une protection policière.
Daoud/Sansal : même dérive ?
«C’est un acte politique qui dit quelque chose de l’Algérie» selon l’hebdomadaire « Marianne ». Un pays, où, selon plusieurs témoins, écrivains et intellectuels ont de plus en plus peur de parler.
Mais, en France, une fois l’émotion passée, les pétitions enclenchées notamment celle du journal «Le Point» où Kamel Daoud dépeint Boualem Sansal en « vieux prophète biblique » (*) -signée par Annie Ernaux, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Orhan Pamuk, Wole Soyinka, Salman Rushdie, et Peter Sloterdijk-, le débat s’est vite politisé.
Dimanche soir, sur France 5, Nedjib Sidi Moussa, politologue, déplorait que Sansal développe «un discours hostile depuis quelques années à l’égard des immigrés, des musulmans en reprenant tous les thèmes d’Éric Zemmour». « Son approche historique relève d’un discours que j’entends plutôt à l’extrême droite », a commenté à son tour l’historien Sébastien Ledoux. L’entretien incriminé de Boualem Sansal a d’ailleurs été donné à un média plutôt classé à l’extrême-droite.
Pour Nedjib Sidi Moussa, Sansal/Daoud : même combat. Les deux ont suivi «une pente droitière». «En se faisant le porte-voix de la lutte contre l’islamisme, Kamel Daoud a dérivé vers une stigmatisation des musulmans. Il est instrumentalisé par l’extrême droite ! Au journal Le Point, semaine après semaine, Daoud tape sur LFI, la gauche, les woke». On peut ajouter à cela que son article en 2016 dans le « New York Times » sur la « misère sexuelle des arabes » avait heurté en Algérie.
Tandis que Boualem Sansal veut fermer des mosquées, Kamel Daoud a écrit «un roman conforme aux présupposés du “choc des civilisations” chers aux droites dures et extrêmes françaises et occidentales» avait attaqué à son tour le journaliste Faris Lounis sur le site « ActuaLitté ». «Le véritable naufrage intellectuel de Sansal et Daoud réside dans leur alignement idéologique avec des forces politiques et médiatiques qui exploitent les fractures sociales pour diviser davantage» peut-on lire également dans «Mondafrique».
Rien de tout à fait étonnant : cette affaire ravive les reproches, bien antérieurs à l’actualité, en particulier venus d’intellectuels arabes, adressés aux deux célèbres écrivains algériens qui se sont démarqué tous les deux sur la question palestinienne. Parfois traités de « Néo-Harkis », ils sont singulièrement soutenus par la droite et l’extrême-droite française.
Le silence de la gauche
«Je déplore le silence de certains acteurs politiques, notamment à gauche, ou certains se montrent si prompts à parler de liberté d’expression lorsqu’il s’agit d’abroger le délit d’apologie du terrorisme, a commenté l’avocat de « Charlie-Hebdo », Richard Malka dans l’hebdomadaire «Marianne» (ci-dessus, Macron croqué dans Charlie-Hebdo).
«Il y a eu quand même des voix qui se sont élevées à gauche, les courageux habituels sur la liberté d’expression : Carole Delga, Michaël Delafosse, Bernard Cazeneuve, Karim Bouamrane ou Jérôme Guedj par exemple, et puis François Hollande, résume-t-on à RTL. Service minimum pour Olivier Faure. Mais rien chez Fabien Roussel. Rien, de la part de Sandrine Rousseau, qui a pourtant le tweet facile. Et énorme silence du côté de la France Insoumise. À l’exception notoire d’Alexis Corbière, qui a été purgé».
Otages de leur patrie qui nourrit une interminable aversion française malgré quelques pas décisifs faits dans le sens de la réconciliation du côté français, les deux écrivains se retrouvent aujourd’hui aux prises avec les démons de la politique française. Et si on revenait à la littérature ?
(*) Pour Kamel Daoud, Boualem Sansal, 75 ans, « ressemble à un vieux prophète biblique, souriant. Il provoque les passions et les amitiés autant que la détestation des soumis et des jaloux. Il est libre et amusé par la vie ». Il poursuit avec ces mots : « Sansal écrit, il ne tue pas et n’emprisonne personne. Son innocence face à la dictature lui fit oublier la réalité de la Terreur en Algérie depuis quelques années. Il a négligé de regarder la meute qui l’attendait, il est retourné visiter son pays ce samedi-là. Il l’a payé cher ».
La pétition du journal « Le Point, ici.
Une autre pétition lancée par la Revue politique et parlementaire, ici.
Photos auteurs F. Mantovani @Gallimard.
La plaie de la guerre d’Algérie ne s’est jamais refermée, terreau fertile pour l’extrème droite, alimentant un mauvais débat politique. Mais il s’agit là de la liberté d’expression, et biensûr on ne peut rien négocier face à cette notion sacrée. Rendez vous autour d’une table pour des débats, des vrais.
On conduit des analyses sur RTL ? Ravi de l’apprendre. Et Carole Delga et Michael Delafosse et François Hollande sont des modèles de « courage » sur lesquel.les prendre exemple ? Vaut mieux lire ça que pleurer.
En effet, dans cette pétition, il y a les neo-reacs d’extrême centre et autres amis du Printemps Républicain comme Raphaël Enthoven et Philippe Val et des personnalités d’extrême droite comme François-Xavier Bellamy, Michel Onfray, Alain Finkielkraut et Élisabeth Levy. Beurk
Remarquez aussi la pétition du Point ne vaut guère mieux avec des neo-reacs comme Sylvain Tesson, Alain Finkielkraut et d’autres porte-paroles du non moins républicain Printemps mouvement très droitier.
Évidemment cela va de soi qu’il faut que Boualem Sansal soit libéré au plus vite. Mais ce n’est pas un héros et encore moins un « Voltaire algérien » comme le prétend à tort le premier ministre. Que dire des journalistes algériens emprisonnés pour avoir dénoncer des abus de pouvoirs? Ne sont-ils pas autant méritants? Boualem Sansal défend depuis plusieurs années maintenant des idées nauséabondes en essentialisant les populations arabo-musulmanes en reprenant les rhétoriques d’extrême droite comme lorsqu’il parle de la gauche radicale, des migrants et des « woke ». Avec cette arrestation le pouvoir algérien de par ses dérives autoritaires fait monter l’extrême droite pour défendre sa nouvelle idole. Il faut soutenir la libération de Boualem Sansal tout en combattant sa dérive idéologique vers l’extrême droite tout comme en 2006, je l’ai fait quand Robert Redecker était visé par une fatwa quelques jours après avoir publier une tribune violemment islamophobe dans le Figaro.
qui a écrit cet article non signé ?
Vous avez peut-être lu trop vite, l’article est signé.