Violences sexuelles : un cinéma d’auteur au-dessus des lois ?

Le procès pour agressions sexuelles sur mineur du réalisateur Christophe Ruggia, accusé de mise sous emprise, de harcèlement sexuel et d’attouchements répétés sur l’actrice Adèle Haenel, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans, confirme une étrange «exception culturelle française». En France, le cinéma d’auteur bénéficie d’un prestige qui dessert les femmes. Loin d’être progressiste, il apparaît comme un des derniers remparts de la domination masculine.

Le cinéma de fiction occidental s’est construit depuis les origines sur l’asymétrie entre un regard masculin voyeur et dominateur et des corps féminins fétichisés, objets de ce regard : c’est déjà vrai chez Griffith (Naissance d’une nation, 1915), c’est au cœur du cinéma d’Hitchcock (Vertigo, 1958), c’est encore le cas chez Woody Allen (Un jour de pluie à New York, 2017).

Cette construction culturelle, identifiée comme telle par la théoricienne britannique Laura Mulvey dès le milieu des années 1970, a une histoire : dès que le cinéma s’est révélé une industrie rentable, les femmes ont été écartées des positions de pouvoir (scénario, production, réalisation) aussi bien en Europe qu’à Hollywood, au profit d’hommes qui ont mis en place des normes narratives et visuelles pour valoriser la domination masculine et érotiser la soumission des femmes à travers le choix d’actrices jeunes à qui on demandait d’abord d’être désirables. Cette asymétrie genrée traverse tous les genres et tous les registres : on peut par exemple la retrouver dans le film d’auteur (Mulholland Drive, Lynch 2001) comme le film grand public (Lucy, Luc Besson 2014)

Comme l’a montré l’affaire Weinstein, ces représentations ont pu donner lieu à des pratiques qui s’apparentent au droit de cuissage, et ont longtemps prospéré à la faveur d’une véritable omerta. Mais le cinéma à Hollywood s’est construit comme une industrie capitaliste avec des patrons et des syndicats, qui sont devenus suffisamment puissants pour poser des limites à l’exploitation des salariées et salariés, et en particulier à ce qu’il était licite de demander aux actrices. Aujourd’hui, les contrats détaillent très précisément les scènes et les postures et des coordinatrices et coordinateurs d’intimité sont constamment présents sur les tournages, au service des actrices et des acteurs.

Le culte de l’auteur

En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma, désigné comme 7e art, a entraîné depuis les années 1960 le culte de «l’auteur» sur le modèle littéraire, intronisant le réalisateur comme seul auteur du film, malgré la multiplicité des collaborations artistiques et des contraintes économiques spécifiques au cinéma. Dans la tradition romantique de l’artiste dont le génie solitaire engendre une œuvre qui échapperait aux déterminations sociales, le réalisateur qui accède au statut d’auteur, peut être autorisé à tous les abus sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur des réseaux personnels et favorise le népotisme, l’arbitraire et les listes noires. Si elle veut faire carrière, une actrice doit généralement accepter de se soumettre aux desiderata du réalisateur quels qu’ils soient et à taire les abus qu’elle peut subir sous prétexte d’expérience artistique.

Le 7 décembre 2023, l’émission «Complément d’enquête» a fait découvrir un Gérard Depardieu inédit, tout au moins pour les cinéphiles -depuis, Anouk Grinberg a confirmé que sur les plateaux ses propos obscènes ou insultants étaient monnaie courante. Filmé en Corée du Nord par Yann Moix, on voit un acteur rigolard qui fait des remarques obscènes dès qu’il est en présence d’une femme, quels que soient son âge et son statut. Ces images ont confirmé l’existence d’une culture du viol qui existe depuis des lustres, mais devient enfin visible en étant incarnée par l’acteur sans doute le plus prestigieux du cinéma français.

C’est un véritable tsunami qui s’est abattu sur le milieu, provoquant une avalanche de tribunes et de déclarations en soutien ou en dénonciation de l’acteur, y compris de la part du chef de l’État qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec ses propres déclarations sur la lutte contre les violences faites aux femmes comme grande cause nationale.

Mais au-delà du cas particulier de Depardieu –Mediapart avait déjà documenté les nombreuses plaintes pour agression et viol dont il fait l’objet-, ce sont les violences sexistes et sexuelles systémiques dans le monde du cinéma qui émergent. On s’aperçoit que la vague #MeToo déclenchée en 2017 aux États-Unis et qui s’était répandue dans la plupart des pays occidentaux, avait en fait rapidement reflué en France, comme en témoignent les Césars décernés à Polanski en 2020 par la profession. Et Adèle Haenel, qui a dénoncé publiquement ce scandale, a arrêté de faire du cinéma…

Un système

Aujourd’hui, des pratiques systémiques de harcèlement et d’agression sexuelle sur les plateaux de tournage ont été confirmées par de nombreux nouveaux témoignages. Dans la plupart des cas, les jeunes actrices sont les premières victimes de ces pratiques parce qu’elles débutent dans leur carrière et sont soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir.

Cette banalisation du droit de cuissage, déguisé en une histoire de Pygmalion qui exprime son génie en «révélant» une inconnue, s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une très jeune femme à peine pubère, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a « élue ». C’est cette posture que revendique Benoît Jacquot, mais que pratiqueraient aussi Jacques Doillon et Philippe Garrel (la liste n’est malheureusement pas close), tous visés aujourd’hui par de multiples plaintes pour agression sexuelle et/ou viol.

C’est grâce au courage de Judith Godrèche qu’une brèche a été ouverte, dans laquelle se sont engouffrées beaucoup d’actrices, moins célèbres ou plus vulnérables, comme Isild Le Besco ou Christine Citti.

La liberté de création artistique qui consiste en « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique » a été réaffirmée en France par la loi du 7 juillet 2016. Elle aboutit à légitimer que l’artiste puisse se placer au-dessus des lois, sous prétexte d’exprimer le caractère «transgressif» de son génie. Dans les faits, cette assimilation du réalisateur de film à un artiste dont il faut protéger la liberté de création a permis à Polanski de continuer à faire des films en France dans un cadre plus que confortable alors qu’il est toujours poursuivi pour agression sexuelle sur mineure aux États-Unis, sans parler des autres plaintes qui se sont multipliées depuis contre lui. De même le procès pour inceste fait à Woody Allen aux États-Unis, dont il s’est sorti grâce à des arguties que l’on peut juger largement discutables, l’empêche désormais de faire des films dans son pays, alors qu’il continue à avoir un fan club parmi les critiques et le public cinéphile français.

Un cinéma sans consentement 

Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste dès lors qu’il est intronisé comme « artiste » par ses pairs et par les institutions ad hoc (Festival de Cannes, Cinémathèque française, Institut Lumière, CNC, commission d’avance sur recettes où les mêmes personnes sont tour à tour attributrices et bénéficiaires des aides).

Depuis la Nouvelle Vague, les critiques sont devenus des «passeurs» (selon le concept créé par Serge Daney, célèbre critique à Libération et aux Cahiers du cinéma dans les années 1970 et 1980), grands prêtres du culte de «l’auteur», dont on se contente de louer les choix thématiques et formels en refusant de porter un regard critique sur leur vision du monde. Le principe étant, aux Cahiers du cinéma comme à Positif, les deux revues cinéphiliques historiques, de ne chroniquer que les films que l’on aime (d’autres voix se font entendre aujourd’hui mais elles restent marginales). Or, les « transgressions » dont se prévalent beaucoup de cinéastes s’apparentent souvent à l’expression de fantasmes masculins totalement indifférents aux questions de consentement ou de respect des partenaires. La focalisation sur les questions de forme et de style a favorisé un aveuglement complet sur les histoires que racontent ces films et comment ils les racontent. Annette de Leos Carax a suscité une admiration unanime pour son style brillant, sans que soit commenté le fait que le film raconte un féminicide en étant en empathie avec son auteur.

À partir de la Nouvelle Vague, la tâche des critiques de cinéma en France consiste à faire l’éloge et l’exégèse des œuvres, en les référant au génie de leur auteur, dont on analyse le style et les «obsessions», en laissant soigneusement dans l’ombre les déterminations sociales, qu’elles soient de genre, de classe ou de race, qui structurent aussi toute œuvre artistique.

La proximité qui existe entre beaucoup de cinéastes et de critiques, comme en témoignent les émissions de la radio publique sur le cinéma (On a tout vu sur France Inter, Plan large sur France Culture), a pour conséquence qu’un regard critique sur les œuvres a laissé la place à la parole des «artistes» (cinéastes, acteurs et actrices, collaborateurs de création). Les quelques émissions de critique, dont la plus célèbre est Le Masque et la plume sur France Inter, relèvent plus du spectacle que de l’analyse.

Un cinéma de contradiction

L’artiste que dessine cette critique est en effet une construction imaginaire qui valorise le caractère « subversif » de l’œuvre, même quand une condamnation vient révéler les abus que s’autorise tel ou tel artiste pour « stimuler » sa créativité, comme ça a été le cas pour Jean-Claude Brisseau (1944-2019) condamné en 2005 et 2006 pour harcèlement sexuel et agression sexuelle sur trois actrices.

Pour ces cinéastes comme pour ces critiques, il n’y a aucune contradiction à se réclamer des positions les plus «transgressives», tout en traitant les femmes dans leurs discours et dans leurs pratiques comme de purs objets de fantasmes… Le milieu du cinéma d’auteur apparaît ainsi comme un des derniers remparts de la domination masculine.

Depuis les années 1970, a émergé un cinéma écrit et réalisé par des femmes qui propose souvent un autre regard sur les rapports entre les femmes et les hommes (Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma, 2019). Mais leur nombre n’a toujours pas atteint le seuil critique qui modifierait le modèle dominant du cinéma d’auteur. Et beaucoup de films de femmes reconduisent l’asymétrie genrée qui règne aussi bien dans le cinéma de genre que dans le cinéma d’auteur.

Par professeure émérite en études cinématographiques, Université Bordeaux Montaigne

 

En photo, l’actrice Adele Haenel au tribunal de Paris, le 9 décembre 2024, lors du procès du réalisateur Christophe Ruggia, accusé de l’avoir agressée sexuellement lorsqu’elle était mineure. Geoffroy van der Hasselt / AFP

Une licence creative commons de notre partenaire The Conversation.

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