Un événement théâtral au Domaine d’O avec «Le Misanthrope» de Molière mis en scène par Georges Lavaudant jusqu’au 29 janvier, avec Eric Elmosnino dans le rôle d’Alceste. Un Molière revisité, assez sombre, évitant les travers de la modernité à tout prix, pour en rendre tout l’éclat.
«Reviens Racine !» C’était il y a un an. A la suite de la représentation de «Bérénice», il y avait eu ce cri d’un puriste accablé par la relecture punk de Romeo Castellucci. « Le Misanthrope » mis en scène par Georges Lavaudant procède d’une intention qui se situe à l’autre bout de l’échelle des possibles pour le théâtre de répertoire : on est dans un travail plus intimidé, plus respectueux mais pas moins brillant sur ce grand classique, où Molière dénonce la frivolité pathologique de la cour via le rugueux Alceste.
«Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on a la liberté»
Molière c’est un Everest, ça demande du cran. C’est un Everest pour tout metteur en scène. D‘ailleurs Georges Lavaudant a mis toute une carrière à l’aborder. Il donne son premier Molière à 83 ans. Tout comme Eric Elmosnino n’avait jamais joué en alexandrins. Intéressante discussion à ce sujet avec Jean Varela, à l’issue du spectacle, sur la langue comme force motrice.
Les atrabilaires, c’est son truc : Gainsbourg dans le film de Johann Sfar mais aussi le professeur de musique dans «La famille Bélier». Mais quand Eric Elmosnino arrive sur scène, chétif, ombrageux, on se demande bien comment, à ce niveau-là de langue, toute cette prolixité surnaturelle, presque monstrueuse, il va arriver jusqu’au sommet. Le texte est quasi l’ennemi à vaincre.
Ne pas trop en faire, aller à l’essentiel : la scénographie vient dire assez clairement quelques intentions. Elle est implacable de sobriété. Un panneau amovible. Côté pile, 27 miroirs en mode Galerie des Glaces, reflet des vatuités. Côté pile, le dressing de Célimène pour les scènes plus intimes. Et devant ce dispositif, une succession fluide des scènes d’anthologie :
-Les discussions philosophiques d’Alceste avec Philinte sur l’hypocrisie.
«Je vous vois accabler un homme de caresses, et témoigner pour lui les dernières tendresses ; de protestations, d’offres et de serments, vous chargez la fureur de vos embrassements ; et quand je vous demande après quel est cet homme, à peine pouvez-vous dire comme il se nomme» reproche-t-il à son ami (François Marthouret).
-Les embrouilles d’Alceste avec Célimène, sa jalousie. Sa machine à bile déréglée par cette courtisane infernale.
« Je ne querelle point ; mais votre humeur, madame,
ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme :
vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
et mon coeur de cela ne peut s’accommoder ».
Derrière le mur de la langue, somptueuse, une offre de sens dans ce texte qui est, philosophiquement, sociologiquement, loin de la relique. La sincérité radicale peut-elle conduire à la névrose sociale ou est-elle au contraire la marque saine de «la raison», du «bon droit» et de «l’équité» ? Car «c’est estimer rien que d’estimer tout le monde».
Mais « Le Misanthrope » est aussi une variation sur l’amour. Et tout autant sur le langage amoureux. Tant parler, trop dire, est-ce la perte des sentiments ? Une folie ? Cela se donne aussi comme une réflexion sur la tyrannie amoureuse. Mais quel raffinement dans les engueulades ! Chez Molière, les amants le sont à temps plein. Fascinant polyamour du 17ème siècle. Très compliqué. Chacun gère son portefeuille de conquêtes et de soupirs sans engagement. Éliante, cousine de Célimène est amoureuse d’Alceste tout comme Arsinoé, envieuse de la beauté et de la jeunesse de Célimène. Et Célimène c’est Alceste qu’elle kiffe. Et 4 prétendants pour une seule femme : Oronte, Acaste, Clitandre et Alceste veulent Célimène. De ce point de vue, Alceste paraît asocial jusque dans sa passion pour une seule femme.
Celle-ci irradie, préserve sa liberté, rappelant que le féminin est fort chez l’auteur de «L’Ecole des femmes». Et dans son rôle, une grande actrice au jeu, d’une finesse, d’une maturité folles : Mélodie Richard. Eric Elmosnino a, lui aussi, réussi l’intériorisation de son personnage, laissant affleurer la vulnérabilité de ce «pourrisseur d’ambiance» selon ses mots, qui n’a, dans cette version, rien de ridicule. Et sauve sa dignité d’homme en renonçant à Célimène : «Je vous refuse !» Mais des fragilités, ici et là, dans le jeu, ce soir de première, pour quelques autres acteurs et actrices.
Georges Lavaudant s’en sort magistralement. Il paraît ne pas chercher absolument à ce que son Misanthrope résonne avec l’actualité -obsession des reprises du répertoire-, mais à le rendre limpide et désirable. Il sort Molière de la poussière, de notre imaginaire scolaire, le déconstruit avec respect, évitant les travers de la modernité à tout prix, en en rendant tout l’éclat comme on polit un diamant. Ne boudons pas ce plaisir d’une visite aussi bien guidée de ce génie français.
Les 25,26,28, 29 au théâtre Jean-Claude Carrière, voir ici. Photos Marie Clauzade.