Historienne, chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Marjorie Glas est l’auteure d’une étude socio historique du théâtre en France depuis 1945 qui fait référence, « Quand l’art chasse le populaire’’, où elle analyse la perte de la vocation sociale du théâtre. Elle était invitée des journées autour des Maisons de la Culture, organisées par Julien Bouffier à Montpellier en décembre dernier.
Le travail de Marjorie Glas est particulièrement intéressant car il fait écho à un malaise qui traverse le milieu de la culture, en raison du manque de diversification des publics. Selon elle, la professionnalisation de la culture a supplanté le militantisme des acteurs de la culture issus des années 1960. Cette situation a produit une cassure entre création et action culturelle et relégué l’éducation populaire au rang de vieillerie. ‘’On crée un spectacle pour toucher les programmateurs et la question des publics est souvent secondaire dans la réalité des pratiques, mais pas dans le discours’’.
Dans les années 60, le théâtre est traversé par un esprit d’expérimentation. Les compagnies dirigées par des directeurs animateurs (animation = insuffler l’âme) se donnent la mission d’amener dans les salles des publics très divers avec un objectif d’éducation et d’émancipation du peuple. Les comités d’entreprises, les syndicats et les associations d’éducation populaire sont embarqué.e.s dans le navire et les pouvoirs publics suivent… C’est la grande période des militants de la culture. Des Maisons de la culture se créent dans toute la France. André Malraux a inauguré celle de Bourges. Ces lieux conjuguent recherche, qualité des créations proposées et ouverture vers les publics.
Innovation versus éducation
Période suivante : les tenants du théâtre populaire sont discrédités et l’innovation culturelle est mise en avant. C’est l’arrivée de la professionnalisation : les responsables de troupes sont remplacés par des directeurs. Les animateurs militants se forment, se spécialisent et deviennent des médiateurs, les chargés de relations publiques émergent.
En parallèle, dans les années 80, la création de filières universitaires pour ces nouvelles professions change radicalement leur profil et les éloigne du public populaire souhaité dans les théâtres. Cette évolution est la même pour d’autres champs de la création. Une politique qui va à contrario des idéaux souhaités au départ : des lieux qui s’intéressent plus au remplissage et à la création qu’à la venue des milieux populaires. On perd en diversité sociale au sein des théâtres.
Des publics « empêchés »
On assiste à l’instauration de segments liés aux possibilités de financements : le théâtre dans les écoles, dans les prisons et le théâtre dans le secteur social (certains documents parlent des publics ‘’empêchés’’ : terrible verdict !!). Or tout cela ne touche qu’une petite partie des milieux populaires. « La structure actuelle du théâtre public et les modalités de financements font qu’il est très difficile de réinventer dans ce contexte’’, a souligné Marjorie Glas à Montpellier.
Les directions qui souhaitent changer les choses ont des marges de manœuvre limitées et sont vite étiquetées dans le champ du ‘’socio-cu’’et de l’éducation populaire. Les projets culturels et artistiques, les projets participatifs ont des financements plus réduits que les projets de création. Les animateur-trices sont relégués au bas de la hiérarchie, malgré leurs formations.
L’autocritique du monde culturel
Pour peu que l’on ait travaillé dans le secteur culturel, on a subi cette évolution.
Dès lors, la question posée par Marjorie Glas est celle de l’articulation à retrouver entre exigence de qualité artistique et ouverture vers de nouveaux publics.
Alors que faire ? Une partie du monde de la culture fait son autocritique et différentes associations ou structures mènent une réflexion sur la manière de ramener les publics populaires vers le théâtre et, plus largement, vers la culture. Il existe des ilots de résistance, même si d’une manière générale, la question des publics a été plutôt mise en arrière-plan.
Vers le monde associatif
Le travail de Marjorie Glas nous aide à entrevoir des pistes. Des frémissements se ressentent. Les lieux de diffusion ou festivals ont compris que c’est en travaillant avec le milieu associatif et les structures de l’éducation populaire qu’ils pourront élargir leurs publics. Par ailleurs, les associations du secteur culturel ont tout à gagner d’un rapprochement avec les lieux de diffusion, pour imaginer des parcours vers la rencontre nécessaire des publics avec les artistes et la création. Mais la question des financements reste prégnante dans un contexte où l’ensemble des budgets culturels sont à la baisse.
De leur côté, des tiers lieux associatifs se créent pour répondre aux besoins de conjuguer culture et convivialité. Des artistes aussi investissent de plus en plus les quartiers urbains, hors des festivals qui accueillent plutôt un public urbain et favorisé socialement et ont du mal à élargir leurs publics.
Si les festivals avaient vécu ?
Et si les festivals dans leur forme actuelle avaient vécu ? Si le théâtre pouvait s’épanouir aussi hors des salles ? Si on favorisait la venue d’artistes dans l’espace public par des expériences audacieuses ?
Une des réponses se trouve dans la revalorisation du travail d’action culturelle, à tous les niveaux, pour réinsuffler de la vie mais aussi de la convivialité dans la relation aux publics ; en prenant du temps pour expliquer les esthétiques, pour établir des liens entre les artistes et les publics. On peut finalement encore se référer aux grands principes qui ont fait le succès des Maisons de la culture à l’époque, mais en adaptant les modes d’actions à la société d’aujourd’hui.
Françoise Beaussier
Marjorie Glas, « Quand l’art chasse le populaire » (Agone, 2023). En savoir +, ici.
Photo « Divertimento », le film qui évoque l’aventure de l’orchestre de banlieue fondée par la cheffe Zahia Ziouani.