10 nomination aux Oscars, acclamé par la critique, ce film remplit les salles malgré ses 3h30. The Brutalist de Brady Corbet raconte l’aventure d’un éminent architecte juif-hongrois, issu du mouvement brutaliste d’où le titre. Rescapé des camps, il bâtit une oeuvre monumentale pour un mécène aux Etat-Unis. Mais le rêve américain tourne au cauchemar. L’analyse du film par Mehdi Achouche, maître de conférences en cinéma anglophone, qui évoque les grandes utopies architecturales sur grand écran, revisitant au passage des œuvres telles que Megalopolis (2024) de Francis Ford Coppola.
Les architectes n’ont jamais été des héros très prisés par le cinéma, qui n’a que rarement trouvé en eux des personnages dignes d’être explorés. C’est pourtant ce que tentent de faire, chacun à leur manière, Megalopolis, de Francis Ford Coppola, et The Brutalist, de Brady Corbet, qui tous les deux mettent en scène et en jeu la figure prométhéenne de l’architecte. C’est-à-dire celui à même d’utiliser ses connaissances techniques et des matériaux novateurs pour radicalement transformer la société et faire advenir un monde meilleur.
Cependant, les deux films divergent dans leurs conclusions sur les motivations et les capacités de l’architecte comme agent de transformation sociale.
Acier, béton et vocation sociale
Le rêve de révolution sociale a longtemps été porté par l’architecture moderniste et brutaliste. Les architectes de cette sensibilité (tout comme leurs prédécesseurs utopistes du XIXe siècle) ont longtemps été convaincus que des valeurs purement scientifiques (par opposition à des considérations esthétiques jugées passéistes) et de nouveaux matériaux (l’acier et le béton notamment) leur permettraient de mettre sur pied une architecture -et, par extension, un urbanisme- rationnelle qui modifierait en profondeur les relations sociales. Après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, ils ont le champ libre pour reconstruire selon leurs préceptes.
En 1925, Le Corbusier avait déjà proposé de raser la rive droite de Paris pour la reconstruire sur des bases scientifiques et rationnelles : la «Cité future», tout en rectilinéarité et symétrie, faite de gratte-ciel en béton armé de 250 mètres de haut, d’une immense piste d’atterrissage et d’une double autoroute urbaine d’une centaine de mètres de large. Selon sa célèbre formule, la maison est une « machine à vivre », et comme toute machine, elle peut être optimisée afin d’optimiser la vie elle-même.
Gary Cooper en génie ignoré
Dès 1949, le cinéma glorifie la figure de l’architecte incompris dans Le Rebelle, de King Vidor, adapté du roman de la philosophe individualiste Ayn Rand. L’architecte interprété par Gary Cooper y est décrit comme un individualiste triomphant qui va à rebours des conventions et de l’opinion publique et qui se révèle être le moteur du progrès technologique et donc social. Il est le génie ignoré qui seul réalise que le passé n’a aucun intérêt et qui démolit des logements sociaux qui ne correspondent pas à sa vision moderniste.
La scène finale voit son épouse prendre l’ascenseur pour s’élever dans les airs jusqu’au toit d’un gratte-ciel en construction où l’attend l’architecte qui surplombe la cité tel un superhéros et qui domine visuellement et symboliquement sa femme ainsi que le spectateur.
La techno-utopie de «Megalopolis»
Sorti en 2024, Megalopolis met également en scène un architecte héros contemplant la cité qu’il projette de reconstruire (New York). Il le fait depuis le toit d’un des gratte-ciel les plus emblématiques du modernisme architectural, le Chrysler Building, qui exprime dans ses lignes élancées le pouvoir de la machine. L’architecte du film, César Catalina, a mis au point un matériau miraculeux, le Megalon, qui lui a valu le prix Nobel de physique. Son projet le pousse à raser les logements sociaux situés au cœur de la ville afin de bâtir sa cité idéale, Mégalopolis.
Les inégalités sociales, la corruption politique et la décadence de cette nouvelle Rome pourront toutes être résolues par l’utopie urbaine de Catilina… sans jamais que le film n’éprouve le besoin d’expliquer comment. Car le techno-utopisme au cœur du film se suffit à lui-même : le politique, l’économique et le social sont tous subordonnés à la technologie et au « techno-fix », le remède technique prodigieux offert majestueusement à la communauté.
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Derrière le «techno» de techno-utopisme ne se cache donc pas que la technologie mais aussi le technocrate, l’homme situé très haut au-dessus de la mêlée politique et partisane entrevue dans le film, le visionnaire qui sait mieux que tout le monde ce dont la société a besoin. Et qui est même capable d’arrêter le temps afin d’en modifier le cours naturel. Une telle vision «top-down», typique des architectes modernistes est depuis longtemps critiquée comme profondément antidémocratique, y compris au cinéma qui aime associer l’architecture moderniste aux rêves de milliardaires mégalomanes.
Le film de Coppola peut être vu comme la volonté de porter aux nues la figure de l’architecte utopiste, même si le réalisateur s’éloigne du modernisme bétonné au profit d’une architecture techno-biologique (conçue par l’architecte Neri Oxman, qui a dessiné les plans. Censés s’éloigner des rêves modernistes autoritaires et machinistes, ces plans sont surtout une façon de remettre au goût du jour la même idéologie techno-utopiste.
Un film inspiré de Marcel Lajos Breuer
The Brutalist se penche également sur le modernisme architectural et ses rêves de transformation sociale, mais de façon beaucoup plus ambivalente. Film historique s’étendant des années 1940 aux années 1980, il raconte l’arrivée en Amérique d’un architecte juif confronté à l’antisémitisme et bientôt chargé d’ériger un centre communautaire et son église pour le compte d’un mécène milliardaire mégalomane. Si l’architecte interprété par Adrian Brody, László Tóth, est fictif, il s’inspire ouvertement de plusieurs architectes brutalistes réels, principalement Marcel Lajos Breuer.
Tous deux sont des architectes juifs d’origine hongroise ayant étudié au Bauhaus (Allemagne), le berceau du modernisme. Tous deux fuient l’Europe nazie et se réfugient aux États-Unis, où tous deux conçoivent un mobilier moderniste -presque identique- avant d’y devenir des champions du brutalisme. Le style novateur défendu par Tóth surprend et dérange les habitants, inquiets de voir une église construite dans le style brutaliste par un architecte juif (Breuer fit face à une résistance similaire lorsqu’il construisit St John’s Abbey en 1961, ci-dessous).
Le film propose la même vision que Coppola et qu’Ayn Rand d’un architecte passionné et incompris qui n’a que faire des considérations comptables et traditionalistes, et qui se bat littéralement contre les ingénieurs et sous-traitants travaillant sur le projet. Tóth se livre corps et âme à ses constructions brutalistes, qu’il décrit comme «des machines sans parties superflues».
L’esthétique des camps
Or le film est ambivalent. D’une part, il glorifie la figure de l’architecte : celui-ci préfère travailler sur un chantier de construction comme simple ouvrier plutôt que de compromettre sa vision créatrice (comme Gary Cooper dans Le Rebelle). De l’autre, il la déconstruit progressivement. László est rongé par son projet et drogué aux stupéfiants (comme Adam Driver dans Megalopolis), mais c’est surtout un individu profondément traumatisé par les camps d’extermination.
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La révélation du film consiste à expliquer son architecture brutaliste comme étant inspirée par celle du camp de concentration de Dachau (Allemagne), qu’elle cherche à reproduire tout en la détournant : des pièces resserrées aux hauts plafonds, des espaces sombres sans fenêtres, des escaliers étroits sont montrés à l’écran tandis que les camps sont évoqués en voix-off. Extrapolant à partir des travaux de l’historien Jean-Louis Cohen sur l’architecture durant la Seconde Guerre mondiale et son influence après-guerre, le réalisateur et scénariste Brady Corbet fait du brutalisme l’expression d’un traumatisme historique et de la volonté de le dépasser. Échouant à faire table rase de l’histoire, l’architecte traduit autant le passé que le futur dans son édifice, tout en exprimant l’espoir d’un avenir meilleur. Une vision très discutable du brutalisme, mais bien plus nuancée qu’autrefois de l’architecte et de ses rêves utopistes.
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