Le contre-ténor Philippe Jaroussky a parfaitement réussi sa reconversion du chant à la direction d’orchestre. Maîtrise imparable à la baguette, orchestre brillant et voix hors norme : sa direction de l’opéra italien, que Mozart a écrit à 14 ans, a produit un grand moment de grâce. Encore à l’affiche le 10 avril à 19h, le 12 à 20h.
Mozart et le rayon vert
Avez-vous déjà assisté à ce phénomène étrange et rare de diffraction de la lumière ? J’ai eu cette chance un soir, sur un bateau aux Antilles. Déjà, naviguer en voilier dans cette région du monde est un vrai plaisir et admirer un coucher de soleil sur une mer calme ne l’est pas moins. Mais à l’instant où le soleil disparaît derrière l’horizon et que, soudain, il se pare d’un diadème d’un vert intense éclaboussant l’océan, vous vivez un temps suspendu devant une beauté qui vous submerge avec le sentiment d’un immense privilège, une joie enfantine devant ce cadeau inattendu.
Loin de moi l’idée d’un parallèle incongru et capillotracté entre Mozart et la mer des Caraïbes, quoique… On est rarement déçu à l’écoute de ses opéras : il y a le tempo, la couleur et l’imaginaire d’un voyage lointain. On en sort avec plus ou moins de satisfaction, de plaisir : « c’était pas mal du tout, il y avait des jolies voix…«
Mais le moment de pur bonheur, celui qui vous cueille, où vous retenez votre respiration en ayant l’impression tangible de recevoir un cadeau, celui-là n’est pas si fréquent mais il existe, je l’ai ressenti à l’écoute de Mitridate.
Philippe Jaroussky a de l’appétit pour Mozart : ça se voit et ça s’entend. La programmation qu’il dirige pour la clôture de la saison 2024/2025 de l’OOMLR, coche toutes les cases : une direction travaillée au cordeau, d’une maîtrise imparable, un orchestre impeccable et des voix hors norme.
Un père et deux fils amoureux de la même femme…
Lorsqu’il reçoit la commande de son premier opera seria en 1770, Mozart a 14 ans. Du livret de Vittorio Cigna-Santi d’après la tragédie de Racine, Mozart gardera surtout les intrigues amoureuses et personnelles (amour, désir, jalousie, trahison) autour de l’histoire de ce roi vieillissant et vaincu, violent et plein d’amertume qui rentre au pays (photo au dessus). Il y retrouve ses deux fils, tous deux épris de la jeune Aspasia dont il est lui-même amoureux fou. Sifare est un fils honnête et loyal tandis que son frère Farnace n’hésite pas à trahir les siens (photo ci-dessus). Autant de personnalités complexes et de destins tragiques qui vont inspirer au jeune Mozart une musique foisonnante et jubilatoire dans laquelle on entend déjà les accents de ses opéras plus aboutis comme Les Noces de Figaro ou Don Giovanni. On ne peut qu’admirer aussi la diplomatie et l’incroyable créativité du jeune compositeur qui dût réécrire en urgence plusieurs arias pour se plier aux caprices des interprètes, véritables stars de la scène italienne.
Mise en scène et décors épurés
La mise en scène d’Emmanuelle Bastet est axée sur l’intimité des intrigues familiales. Les décors épurés et symboliques de Tim Northam y contribuent de façon astucieuse. Le dénouement est modifié et pour mieux estomper l’aspect guerrier, il a été choisi de supprimer le final patriotique chanté à cinq voix. Le choix des tons bleutés qui éclairent tout le spectacle contribuent à privilégier l’intimité des passions humaines.
Ce n’est pas un mystère car il l’a souvent évoqué : Philippe Jaroussky connaît les fragilités de la voix de contre-ténor et a toujours envisagé la direction d’orchestre pour continuer à vivre la musique, si un jour sa carrière de soliste prenait fin. Avec Mitridate, force est de constater que le pari est gagné. Sa direction est précise, très travaillée sans être guindée. Il opte pour le parti pris très intéressant de soigner les récitatifs qui offrent ainsi de véritables tremplins aux arias sans ces décalages que l’on constate parfois et qui peuvent générer l’ennui. C’est jubilatoire et très méticuleux à la fois. Il connait absolument tous les airs qu’il articule silencieusement, restant toujours très attentifs aux chanteurs.
Un marathon vocal
Trop de notes, Herr Mozart, trop de notes ! L’empereur Joseph II aurait interpellé ainsi Mozart après une représentation de L’’enlèvement au sérail, ce à quoi Mozart lui aurait répondu : « Juste autant que nécessaire votre majesté ».
Ce foisonnement de notes, de vocalises à des hauteurs démoniaques, ils sont plusieurs à les affronter sur la scène de l’opéra Comédie dans un véritable marathon vocal. Dans le rôle-titre, le ténor sud-africain Levy Sekgapane est magistral : une voix puissante, des falsetto purs et très maîtrisés et une présence scénique indéniable.
Key’mon Murrah, jeune contre-ténor américain, incarne Sifare, le fils vertueux et l’amoureux d’Aspasia. Que dire de sa voix ? Elle est exceptionnelle tant par l’amplitude de sa tessiture que par le grain soyeux du timbre. Le phrasé est soigné, la maîtrise absolue et la musicalité toujours présente. Le duo avec Aspasia dans l’acte II est un véritable moment de grâce.
Plus petit rôle mais très jolie voix, Nicolo Balducci incarne un Arbate élégant. Marie Lys est une formidable Aspasia qu’elle incarne avec une perfection dramatique et des aigus larges et puissants en se jouant des redoutables vocalises d’une partition exigeante (photo ci dessus).
Lauranne Oliva, nommée aux Victoires de la Musique 2024, est à 24 ans une formidable soprano. Dans le rôle d’Ismène qu’elle défend de sa voix large et charnue, elle emporte le public qui la saluera d’applaudissements nourris (photo ci-dessous).
Très belle performance aussi de la mezzo-soprano Hongni Wu dans le rôle de Farnace : une vraie présence associée à une maîtrise vocale aux graves bien charpentés et à de larges aigus.
Une cohésion vocale et musicale qui signent une véritable réussite artistique très appréciée par un public enthousiaste et objectivement rajeuni.
Mitridate, re di Ponto de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra Comédie, dir. Philippe Jaroussky, Opéra Orchestre National de Montpellier Occitanie, encore à l’affiche le 10 avril à 19h, le 12 à 20h (durée 3h20). 26 à 80 €. En savoir +.
Photos Marc Ginot.