Jean-Paul Montanari, une histoire montpelliéraine

La disparition du directeur de Montpellier Danse, le 25 avril à l’âge de 77 ans : un cap et une bascule pour l’histoire culturelle de Montpellier dont la danse était la discipline-reine. La première à ouvrir le bal, dans les années 80, d’un volontarisme très florentin. Et la fin d’un flamboyant règne sans partage, de haute tenue intellectuelle.

Quand vous alliez interviewer Jean-Paul Montanari, il valait mieux être bien réveillé. Dans les échanges, sa vitesse de pointe était telle qu’il pouvait finir votre question lui-même, puis s’empressait de ne pas y répondre ou bien faisait une réponse cinglante, parfois désarmante de franchise. 

Des souvenirs se mêlent. Dans le désordre. Cette rudesse qui invitait à garder ses distances. Il avait l’art de la disgrâce, du coup de griffe qu’on ne voyait pas venir ou bien vous prenait au piège d’une drôlerie irrésistible ou d’une affection excessive et troublante.

Un phare mondial de la danse

Viennent, bizarrement, des images de monarque heureux. Ces dîners somptueux avec des tables servies dehors, dans la cour de l’Agora, du temps où les Ministres se bousculaient pour ouvrir le festival (ces dernieres années, les programmateurs faisaient le pèlerinage à Montpellier en s’attardant moins). Parcourant le monde entier à la recherche de coups de cœur, Jean-Paul Montanari avait fait de Montpellier un phare mondial de la danse.

Ou autre souvenir, la surnaturelle dispersion de quelques cendres de l’Américain Merce Cunningham, « Einstein de la danse », en 2010 à l’Agora.

Venu du théâtre, la danse, cet art volatile, éphémère, le fascinait. Cette manière très montpelliéraine de voir intensément la danse comme sismographe de l’époque, de la politiser, c’est lui et cela reste unique. Ses intuitions, ses audaces sont totalement constitutives de l’identité de la ville. En particulier le tropisme méditerranéen (il est né en 1947 en Algérie) qu’il a sublimé en faisant de Montpellier un port chorégraphique au bord de la Méditerranée. Ou encore sa queer attitude : dans les années 80, il posait avec des chaussons de ballerine en satin rose dans une photo d’anthologie.

A la tête du festival de danse, en 1983, à la suite du chorégraphe Dominique Bagouet, fondateur du premier Centre chorégraphique national en France, Montanari incarnait la grande institutionnalisation de la danse à la française, née sous Jack Lang. Mais en même temps son détournement. On a souvent écrit, ici, le défi que constituait sa longévité hors-norme, une forme de subversion institutionnelle. Protégé par des indemnités à 5 zéros prévues dans un contrat en béton armé, il a longtemps balayé d’un revers de main les invitations à préparer sa succession, avait testé quelques prétendants qui y avaient un peu cru, tandis que partout ailleurs, les autres directions se tenaient à carreau dans le cadre de mandats courts, renouvelables mais dûment encadrés.

Je n’existe pas en dehors de Montpellier Danse

Pour bien comprendre l’aventure de cet homme, il faut aller du côté de la psychanalyse et la littérature. Le directeur de Montpellier Danse confiait régulièrement aux journalistes tout son travail sur le divan pour se dissocier de sa créature : « je n’existe pas en dehors de Montpellier Danse ». Aux plus proches, il laissait deviner sa fréquentation de quelques gouffres. Une fois passées les grilles de l’Agora, l’homme en noir vivait une solitude radicale. Ni amis ni famille, répétait-il.

Et pour qui connaissait ces mécaniques intimes très singulières, pas d’étonnement en apprenant l’an dernier ce mauvais cancer diagnostiqué au moment de formaliser son départ à la retraite finalement signé, effectif fin 2024. Au bout de plus de quarante ans de règne. Pas tout à fait mourir sur scène mais pas loin (quinze jours après la nomination de la très solide équipe Hervieu/Schechter/Martinez/Gallois, dont il avait soutenu la candidature et à laquelle il laisse une maison en parfait état, gérée avec une rigueur janséniste).

Sur le divan, il a été longtemps question de Dominique Bagouet, l’adoré. Tout le milieu de la danse le savait. Il ne s’était jamais remis d’avoir été écarté des derniers moments de «Dominique», mort du sida en 1992. La belle alliance entre les deux fondateurs s’était fracassée sur la question du sida. Fondateur du Groupe de libération homosexuel de Lyon, sa ville d’origine, Montanari voulait dire, verbaliser, affronter, faire de Montpellier un poste avancé dans la lutte contre le Sida, tandis que Bagouet était dans la pudeur et le silence. 

La littérature ? Dans son appartement monacal, des livres partout. Sans doute un des plus fins lecteurs de cette ville. Et une programmation pensée, fabriquée quasiment comme une auto-fiction, nourrie des ressorts intimes, des épanchements secrets, des méandres que lui seul connaissait. Au point de décréter, sentant son crépuscule venir, la « fin de la danse contemporaine ».

Ce niveau de sophistication et de subjectivité dans l’engagement paraît aujourd’hui d’une autre époque, comme ces photos où sourient désormais des morts. Ici, avec Dominique Bagouet et Georges Frêche, avec lequel il entretenait un rapport quasi filial. Le jeune maire socialiste, depuis 1977, avait très vite senti le génie des deux amis. De Montanari, il admirait un cerveau à son niveau. Il appelait Bagouet le « Mozart de la danse ».

Un vieux dictateur

C’est peu dire que les codes du management d’aujourd’hui -horizontalité, co-construction- semblaient aussi ennuyeux qu’exotiques à ce « vieux dictateur » comme il se nommait lui-même. Il a beaucoup blessé mais il a fait grandir aussi beaucoup de personnes. Début avril, lors de la conférence de presse de présentation du dernier Montpellier Danse sous sa signature (au plus mal, il n’avait pas pu y assister) : le célèbre chorégraphe Mourad Merzouki avait eu ces mots : «il m’a donné des ailes» (photo). Aussi la pédagogue Anne-Marie Porras, son équipe, et puis beaucoup d’artistes depuis l’annonce de sa mort, sur les réseaux, expriment leur gratitude. 

« Avec son départ, je perds une part de moi même » : dans les mots d’hommage de Michaël Delafosse, le maire de Montpellier, héritier direct du Frêchisme, on sent un certain vertige. Car Montanari était l’ADN de la culture montpelliéraine à lui tout seul. Un talent géant dans la mémoire de la ville. Roi de la discipline-reine, de la mère de la culture, par laquelle tout a commencé.

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Zerbib Monica
Zerbib Monica
2 jours il y a

Bravo! Tu as dit tout Lui! Et laissé deviné le reste. L’Autre.

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